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C’est vraiment à la Russie que peut s’appliquer l’image du sphinx. Il faut que l’Europe devine l’énigme, si elle ne veut être dévorée, — ceci soit dit sans métaphore. Nous ne voyons maintenant que l’agrandissement de l’Allemagne ; mais la croissance de cet état est limitée comme celle de la France ou de l’Italie par l’étendue du territoire qu’occupent les tribus germaniques. Supposez-les même toutes groupées en une confédération qui embrasserait les provinces allemandes de l’Autriche : actuellement ce serait une puissance formidable ; mais à moins de conquérir des races étrangères, ce qui ne ferait que l’affaiblir, elle ne peut s’étendre plus loin, l’espace lui manque. Au contraire, devant les accroissemens de la Russie s’ouvrent des espaces illimités, d’immenses territoires fertiles et non peuplés. Dans le monde, il y a trois états dont le développement peut être, pour ainsi dire, indéfini : les États-Unis, le Brésil et la Russie. Dans les limites de leurs frontières actuelles, ils peuvent nourrir plusieurs centaines de millions d’hommes. Aux 80 millions d’âmes de la Russie ajoutez les 30 millions de Slaves qui vivent hors de son territoire, et vous obtenez déjà un total supérieur à celui qu’aucun autre état européen peut jamais espérer atteindre ; mais en outre, dans la Russie d’Europe seulement, il y a place pour une population presque aussi nombreuse, et la Russie d’Asie en peut contenir le double. Donc, sous le rapport du nombre au moins, l’empire des tsars doit l’emporter un jour incomparablement sur les autres puissances. Cet avenir semble très éloigné encore, parce que les populations russes sont inertes, ignorantes, pauvres, asservies. Le gouvernement les ruine par des impôts que l’armée dévore improductivement. Il brise le ressort de la volonté de ses peuples sous la main de fer d’une bureaucratie omnipotente ; mais, si l’on communiquait aux Russes cet esprit d’entreprise qui transforme l’Amérique, et qui est chez le Yankee le résultat de l’instruction, de la liberté et du protestantisme, quel changement soudain viendrait étonner et peut-être alarmer l’Europe ! Les chemins de fer franchiraient l’Oural, et iraient porter la vie, le commerce, la richesse, au centre de l’Asie. D’innombrables bateaux à vapeur sillonneraient le Volga, le Don, le Dnieper, la Caspienne, au lieu des barques informes qui suivent maintenant le fil de l’eau paresseuse. Le Grand-Central asiatique ferait arriver la locomotive aux bouches de l’Amour, et mettrait le Japon et la Chine en communication rapide et journalière avec l’Europe. Une autre ligne, longeant le Syr-Daria, se dirigerait vers l’Inde. Les plaines fécondes de la Russie méridionale seraient mises en valeur par les machines à vapeur, et leur terre noire, nourrissant l’Europe, attirerait son or et son industrie. Partout s’ouvriraient des écoles et