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Prussiens? Son opinion était qu’il fallait dîner à Villeberquier le soir même.

Quand les petites filles virent qu’on tournait la tête des chevaux du côté par lequel on était parti, elles battirent des mains : avec la mobilité de leur cage, elles ne voyaient plus que le plaisir du retour après le plaisir du départ; il faut dire aussi que le sommeil les prenait.

Villeberquier était un peu triste. A la vue des gens du château, il y eut un poids de moins sur les poitrines ; on respira, on n’était plus seul. M. de Linthal avait une surabondance de vie qui rassurait tout le monde; la gaîté expansive des deux fillettes, qui avaient leurs libres entrées partout, faisait croire à ces bonnes gens que le péril n’était point si proche ni si terrible. S’il arrivait, tons se mettraient derrière le châtelain.

La vie recommença le lendemain telle qu’elle avait été la veille, un peu troublée cependant. On voyait du matin au soir les grandes charrettes des fermiers du val de Loire traverser la place toutes chargées de denrées et de meubles; des familles émigraient, assises sur des bottes de paille, avec ce qu’elles avaient pu sauver de linge et d’objets précieux. On faisait boire les chevaux en grande hâte et on poussait plus loin. Des bestiaux passaient bêlant et beuglant, inquiets, las, et tout surpris de n’avoir pas la permission de se répandre dans les prés voisins; les bergers poudreux et leurs chiens haletans les chassaient devant eux. Ces populations qui fuyaient racontaient des choses horribles; on en citait qui arrivaient de la Beauce et de la Brie, allant de bourgade en bourgade, balayées par l’invasion. Des vieux, qui se rappelaient 1814, avaient les yeux pleins de larmes; puis combien de mendians courbés sur leurs bâtons, avec des loques sur le dos et des petites filles à la main ! Cela fendait le cœur. Le ciel était toujours gris, la froidure venait. On ne parlait dans les veillées que des uhlans et de leurs courses dans le pays le pistolet au poing.

Madeleine employait de longues heures à faire de la charpie et à tailler des bandes dans du vieux linge ; de grands soupirs interrompaient son ouvrage, repris le matin même qui avait suivi le retour. Quelquefois un triste sourire glissait sur ses lèvres, quand elle surprenait derrière la vitre un paysan qui filait le long d’une haie, sa pioche sur l’épaule, regardant autour de lui d’un air soupçonneux. Beaucoup d’autres, ainsi que lui, allaient creuser des cachettes dans les bois et y enfouir leur argent; ils revenaient par un autre chemin en sifflant.

Le facteur n’avait rien apporté. Le soir se faisait, ramenant cette sorte de tristesse qui accompagne l’ombre; Madeleine avait le cœur un peu gros, ses petites cousines, sans cesse occupées de mille jeux,