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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/76

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raison, la voici. Tout pouvoir que rien ne limite ne tarde pas à devenir tyrannique. Il ne souffre aucun obstacle à ses volontés arbitraires ; il frappe les minorités et veut briser toute résistance. Le despotisme d’une assemblée est encore plus à redouter que celui d’un monarque ; celui-ci sera souvent arrêté par le sentiment de sa responsabilité soit devant son peuple, soit devant l’histoire. Une grande réunion d’hommes ne connaît pas ce sentiment : rien ne la modère, la responsabilité étant nulle. Si elle sent qu’elle peut tout faire, elle ne s’arrêtera devant rien ; sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. La théorie de la souveraineté de la volonté populaire sera appliquée dans toute sa rigueur. Pour la plupart des démocrates français, la liberté consiste à prendre part au gouvernement. Pourvu que le peuple entier vote et que ses élus gouvernent, cela suffit. Pour les Anglo-Saxons, la liberté consiste dans les obstacles opposés à l’arbitraire du gouvernement ; ils ne veulent de pouvoir sans contrôle nulle part. « C’est, selon moi, dit M. Mill, une maxime fondamentale de gouvernement qu’il devrait y avoir en toute constitution un centre de résistance contre le pouvoir prédominant, et par conséquent dans une constitution démocratique un moyen de résistance contre la démocratie. » Cela est nécessaire en France plus qu’ailleurs, parce que la centralisation place la direction de tous les rouages administratifs aux mains du pouvoir souverain. Supposez une assemblée unique : comme il n’y a nulle part ni corps indépendant, ni centres de résistance légale, vous avez la plus parfaite organisation du despotisme sous le nom de république.

Un autre avantage d’une seconde chambre, c’est la nécessité qu’elle impose à la première de bien démontrer qu’elle a raison. Tous les peuples libres ont toujours voulu qu’au-dessus des tribunaux de première instance il y eût des cours d’appel, parce qu’ils ont pensé qu’ainsi il y avait plus de chances d’arriver à un jugement équitable. Le même motif peut être invoqué en faveur d’une seconde chambre ; il y aura plus de chances alors d’avoir de bonnes lois. La résistance que cette chambre peut opposer aux mesures votées par l’autre assemblée a une réelle utilité : celle-ci sera obligée, pour convaincre ses adversaires, d’approfondir la question, de l’étudier sous toutes ses faces, de montrer que sa décision est conforme à l’intérêt général, d’exciter en sa faveur un puissant mouvement de l’opinion publique. Or une loi médiocre, mais appuyée par l’opinion, sera plus efficace et portera plus de fruits qu’une loi meilleure, mais imposée par un décret ou un vote. La discussion de la loi est souvent aussi utile que la loi elle-même. Il ne suffit point de réclamer une réforme, l’important est d’y gagner les esprits. Tel est le genre de service que la chambre des lords rend