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la mortalité de nos blessés, de nos amputés, est beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est dans les autres armées. Sur 100 amputés de cuisse, nous en avons perdu en Crimée 91, en Italie 76, tandis que l’armée anglaise en Crimée, l’année des États-Unis dans la guerre de la sécession, n’en perdaient que 64. De même pour l’amputation du bras, en face du chiffre de 55 décès pour 100 opérations faites dans l’armée française en Crimée et en Italie, nous en trouvons 24 pour l’Angleterre, 21 pour l’Amérique. D’où vient ce résultat ?

« La chair anglaise supporte mieux les opérations que la chair française, » disait familièrement M. Velpeau lors de la discussion sur l’hygiène hospitalière, soulevant ainsi la grave et difficile question de la résistance physique des deux races. Est-il vrai que la nôtre offre déjà des symptômes de dégénérescence ? Cela n’aurait rien qui dût étonner chez un peuple qui, depuis le commencement de ce siècle, a vu mourir sur d’innombrables champs de bataille plus d’un million de ses plus robustes enfans, qui, depuis la même époque et grâce à la conscription, impose pendant la période de la plus grande activité physique à la meilleure, à la plus saine partie de sa population virile le célibat militaire, tandis qu’il livre la reproduction de l’espèce à tous ceux qui présentent un défaut physique, un vice de conformation, une insuffisance de taille. Toutefois la différence des races ne suffirait pas pour rendre compte de l’écart considérable qui existe entre les résultats obtenus de part et d’autre. Les véritables causes sont, de notre côté, l’insuffisance numérique du personnel médical, aussi bien des médecins que des infirmiers, l’insuffisance du matériel hospitalier, la mauvaise organisation des services, l’encombrement des blessés et des malades entassés dans des casernes, dans des monumens publics transformés en hôpitaux, — enfin, et au-dessus de tout, l’obstacle invincible apporté trop souvent à de bonnes mesures par l’incompétence administrative. Nous ne referons pas le procès de l’intendance militaire, nous l’avons instruit depuis longtemps dans des publications spéciales, et M. Laboulaye[1] a prononcé ici même un émouvant et éloquent réquisitoire en s’appuyant sur des documens officiels. La suprématie de l’intendance ne saurait se tolérer plus longtemps ; assez de victimes ont été sacrifiées. Il faut un changement ; il est d’autant plus nécessaire et d’autant plus urgent que la faute est non dans les hommes, qui n’ont montré que zèle et dévoûment, mais dans les institutions. Par la multiplicité et la diversité de ses attributions, l’intendance est incapable de bien remplir aucun des rôles qui lui sont départis ; qu’elle ne s’occupe donc que des choses de sa compétence, et qu’elle laisse le corps de santé militaire en agir de même.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1869.