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communiste. Chose étrange cependant, la Russie est avec la France l’un des pays où la population augmente le plus lentement. La période de doublement, qui pour la France est de cent vingt ans environ, est de quatre-vingt-dix ans pour la Russie, tandis qu’elle n’est que de cinquante ans pour l’Angleterre et pour la Prusse. Quelle est la cause de ce phénomène inattendu, qui paraît contredire toutes les prévisions de l’économie politique ? Différentes circonstances contribuent à produire ce résultat. La première est la grande mortalité parmi les jeunes enfans. La fécondité des mariages en Russie est un peu plus grande que dans les autres états européens. L’éminent statisticien russe, M. A. von Buschen[1], porte pour la Russie 4,96 enfans par couple marié, tandis qu’en Prusse on n’en compte que 4,23, en Belgique 4,72, et en Angleterre 3,77. D’après M. Quételet[2], le nombre des naissances est relativement presque deux fois aussi grand en Russie qu’en France. Ce n’est pas cependant chez les paysans que le nombre des enfans est le plus élevé. Ainsi dans la province de Novgorod, qui peut servir de type pour les autres, le nombre d’enfans par mariage était pour les classes supérieures de 5 4/5, pour les paysans de 5 1/2, pour les bourgeois de 5, pour les marchands de 4 4/5, et pour la population flottante de 3 3/4. La mortalité en Russie est relativement au nombre des habitans dans la proportion de 1 à 26, tandis qu’elle est en Prusse de 1 à 36, en France de 1 à 39, en Belgique de 1 à 43, et en Angleterre de 1 à 49. La durée moyenne de la vie est par suite en Russie très inférieure à celle qu’on a constatée dans les autres pays. Au lieu d’être de trente-cinq ans environ, comme dans les états de l’Europe occidentale, elle n’est que de vingt-deux à vingt-sept ans ; dans la région agricole du Volga, elle tombe à vingt ans, et même dans les provinces de Viatka, Perm et Orenbourg à quinze ans. cette moyenne si défavorable provient surtout de la grande mortalité qui atteint les jeunes enfans. M. Buniakovski, membre de l’Académie impériale de Saint-Pétersbourg, constate dans son ouvrage sur les Lois de la mortalité en Russie que, sur 1,000 enfans mâles, il n’en reste plus en vie, à l’âge de cinq ans, que 593 : presque la moitié a disparu ; il en meurt environ le tiers dans la première année qui suit la naissance. Encore faudrait-il tenir compte de ce fait, qui est de notoriété, que les enfans morts avant d’être baptisés ne sont pas enregistrés du tout.

Ainsi grande mortalité parmi les enfans, voilà l’une des causes qui arrêtent l’accroissement de la population[3]. La grande

  1. Aperçu statistique des forces productives de la Russie, Paris 1867.
  2. Physique sociale, Bruxelles, 1869.
  3. C’est le défaut de soins qui emporte beaucoup d’enfans. D’après M. Giliarovski, qui a fait des recherches spéciales sur la mortalité des enfans en Russie, les mères, surchargées de travail, sont très souvent incapables de nourrir leurs nouveau-nés. Elles leur donnent avec le biberon une sorte de brouet de farine de seigle aigri qui provoque la diarrhée. L’usage veut que trois jours après ses couches la mère prenne un bain de vapeur, et ce bain, faute des précautions nécessaires, a fréquemment des conséquences fâcheuses. Le baptême, qui consiste dans une immersion complète, occasionne aussi l’hiver beaucoup de maladies et de décès. En été, les travaux de la moisson sont encore plus funestes : 75 pour 400 des enfans qui meurent succombent pendant les mois d’août et de juillet, parce que les mères, retenues aux champs toute la journée, sont obligées d’abandonner complètement leurs nourrissons.