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terres semble devoir favoriser, n’est arrêté que par des causes qui cesseront d’agir avec les progrès de la liberté, de la moralité et de l’aisance. Pour faire place aux familles nouvelles qu’une civilisation plus avancée appellerait, à l’existence, il ne resterait alors qu’une ressource : l’émigration et la colonisation. En effet, le régime du mir a été autrefois un puissant agent de colonisation. C’est là un point aujourd’hui reconnu et que M. Julius Faucher a parfaitement mis en lumière. Du village-mère, devenu trop peuplé, se détachait un groupe qui s’avançait vers l’est, dans les profondes forêts et dans les vastes steppes, où il se trouvait en contact avec des tribus tchoudes de chasseurs nomades. Pour défricher les bois et résister aux barbares, l’individu isolé était trop faible ; il fallait des efforts communs et la plus étroite solidarité. C’est donc grâce au principe de la collectivité que s’est peuplée toute la Russie centrale et orientale. Le mir a exécuté exactement ici le travail de la conquête agricole que les monastères ont accompli dans certaines parties de l’Allemagne et des Pays-Bas : même principe, la communauté ; mêmes résultats, la colonisation. Tandis que les Germains et même les Slaves occidentaux sortaient de la communauté primitive, les Russes la conservaient, parce qu’ils pouvaient occuper sans cesse de nouveaux territoires en s’avançant dans les plaines infinies de l’est. Ainsi que le dit très bien M. Faucher, la loi du progrès a été pour eux non pas le changement, mais l’expansion, comme pour les Chinois qu’ils rencontrent en Asie.

Résumons brièvement les inconvéniens de l’organisation agraire du mir. Ce régime s’oppose au progrès de la culture intensive, parce qu’il empêche le capital de se fixer dans le sol. L’entremêlement des parcelles attribuées à chaque famille dans le partage conduit à la culture forcée, au flurzwang, favorise la routine et maintient les anciens assolemens. La responsabilité solidaire de tous les membres de la commune pour le recrutement et le paiement de l’impôt aboutit à faire payer aux gens laborieux la part des paresseux et affaiblit ainsi le ressort de l’intérêt individuel. Du moment que ce ressort est affaibli, il faut le remplacer par la contrainte pour que la vie sociale ne s’arrête pas. C’est ainsi que la commune exerce sur ses membres une autorité discrétionnaire si grande que le paysan, comme on l’a dit, s’il n’est plus le serf du seigneur, est toujours le serf de la commune. L’intérêt individuel n’étant pas suffisamment mis en jeu, les hommes deviennent inertes, et tout le corps social est pour ainsi dire stagnant. De là l’extrême lenteur du progrès en Russie. Pour juger la valeur relative du principe collectif et du principe « individualiste, » il suffit de comparer la Russie et les États-Unis.