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comment deux personnes se sont aimées durant quarante années non comme amis, non comme époux, non plus même comme amans, mais comme s’ils n’avaient été créés que pour jouir l’un de l’autre, pour confondre leurs goûts, leurs intérêts, pour trouver de continuels motifs de se préférer à tout, pour ne se quitter jamais sans peine, et ne se retrouver jamais qu’avec un plaisir mêlé d’émotion, — pour expliquer, dis-je, la nature de cette intime union, il faudrait un nom qui ne convînt qu’à elle. » Et ailleurs : « Je suis seule presque tout le jour, si l’on se peut dire seule quand un souvenir toujours présent, toujours agissant ne vous quitte jamais. Le plaisir de la conversation, un de ceux auxquels j’étais le plus sensible, ne se sépare plus d’un sentiment vraiment douloureux pour moi : celui qui en était l’âme est toujours et pour toujours absent. Je crois le voir entrer, écouter, parler, et cette idée me déchire… Ceux qui m’aiment me disent que l’action nécessaire du temps diminuera l’impression de la perte que j’ai faite. Je ne dispute point, mais quelle est donc leur mesure pour juger celle de ma douleur ? . Cent autres ont éprouvé les effets ordinaires du chagrin ; mais ce qui n’a pu être senti par personne comme par moi, c’est cette comparaison continuelle du plus grand des bonheurs avec l’abîme du malheur, de cet intérêt de tous les instans répandu sur les plus petits détails de la vie comme sur les circonstances les plus importantes, auquel succède un vide absolu ; ce sont ces souvenirs sans cesse réveillés par tous les objets matériels dont je suis environnée ; la vue, le bruit de ces portes que je n’ai jamais vues s’ouvrir sans plaisir ni se fermer sans une sorte de peine… »

Nous touchons ici à la vraie originalité de ce livre. Dans un temps où la fidélité conjugale était réputée chose presque ridicule, le maréchal et la maréchale de Beauvau, mariés tous deux en secondes noces, à 43 et 33 ans, se sont adorés, et de plus, quand la maréchale devient, à 63 ans, veuve d’un mari qui en avait 73, c’est pour sentir s’accroître, ce semble, une passion qui remplira désormais toute son existence. Ses lettres se succèdent sans interruption pendant les derniers mois de 93, qui commencent son veuvage, et la seule pensée de son deuil les occupe, à ce point qu’on n’y rencontre nulle mention des événemens du dehors, qui pouvaient cependant lui inspirer de graves et pressantes inquiétudes. M. de Beauvau avait pu déjà se croire menacé par la révolution, et il avait dit à sa femme : « Je vous aurais appelée, afin de mourir ensemble. »

Et cette passion, notons-le, n’empruntait nul secours aux espérances religieuses. Si Mme de Beauvau consent à vivre, si elle a repoussé la pensée du suicide, qui lui est venue, c’est que, grâce à l’intensité de son regret, elle fait revivre son cher époux ; même, dit-elle en raffinant un calcul très sincère, il vit plus qu’elle désormais, car elle ne vit que par lui ; tous deux revivront encore, elle y compte, dans le tendre souvenir