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point de sa besogne les mains gantées, ni ne prenne ses notes dans des cahiers dorés sur tranches. Mark Twain était bien le produit agreste de ce pays sauvage, homme d’esprit et homme d’action, humoriste et ouvrier tout ensemble, Momus en chapeau de feutre et en bottes à genouillères. » Il y a des rapports frappans entre ses œuvres et sa personne physique : rien de délicat ni de fin, ignorance complète du tact, du goût, de toutes les qualités qui ne germent que dans le sol d’une civilisation avancée, — en revanche une vivacité d’imagination, une surabondance d’énergie, une gaîté naïve, honnête, insouciante et sanguine, une bonhomie railleuse, une sève primitive, une excentricité dans l’invention, une originalité dans le style tout à fait incomparables. Mark Twain possède au suprême degré l’esprit que ses compatriotes qualifient de jolly, bluffy, funny, telling, queer, épithètes intraduisibles ; drôle, comique, bouffon, n’en donnent qu’une idée affaiblie. Cette verve intarissable manque souvent de légèreté, — il ne faut pas demander à l’ale la mousse du Champagne, — mais du moins n’est-elle jamais licencieuse. C’est le trait distinctif et honorable de tous les humoristes américains ; ils ont le respect profond de la pudeur ; une jeune fille pourrait lire sans inconvénient ces joyeuses bluettes, en tête desquelles l’auteur écrit avec une présomption qui chez nous arrêterait d’avance le rire : « collection d’excellentes choses prodigieusement amusantes qui amèneront un sourire même sur les physionomies refrognées. » Ce qu’il y a de plus immoral est l’histoire du méchant petit garçon qui jamais ne fut puni, critique assez piquante de ces livres de récréation protestans, de ces froids et tristes sunday books qui enseignent la vertu aux enfans de façon à les en dégoûter, — ce qu’il y a de plus audacieux, c’est la plaisanterie appliquée à quelques traits de la vie de Washington, le grand saint de la république. Il faut dire que certaines pages des Eye-openers, des Screamers, etc., dont la grande réputation nous étonne, n’ont tout leur piquant que pour ceux qui connaissent à fond les abus qu’elles attaquent ; on peut s’en rendre compte en lisant l’anecdote intitulée une Femme de cœur, spirituelle critique de la justice telle qu’on la rendait en Californie aux premiers temps de l’immigration.

« J’étais assis où me voici, dit le juge, à ce même banc. Nous jugions un grand diable de bandit espagnol accusé d’avoir tué le mari d’une jolie Mexicaine. C’était un jour d’été bon pour la paresse et d’une longueur interminable ; les témoins étaient ennuyeux, personne ne s’intéressait aux débats, sauf cette enragée de Mexicaine. Vous savez comme ces femmes aiment et comme elles haïssent ; celle-ci avait aimé son mari de toutes ses forces, et maintenant cet