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air de joie et de surprise : — Ma foi ! dit-il, si ce n’est pas là un enfant ! — Puis, tirant de sa poche un petit sac de cuir : — Tenez, voici cent cinquante dollars en poudre ; je vous les donne, si vous me laissez embrasser l’enfant.

The Innocents at home et Roughing it fourmillent d’anecdotes du même genre, qui prouvent l’heureuse impossibilité où l’on est d’éteindre même sous la fièvre de l’or les sentimens tendres et les besoins naturels du cœur. Mark Twain les conte avec un charme sauvage et une simplicité émue dont on ne peut donner qu’une idée imparfaite. Ce qui est intraduisible surtout, c’est ce qui fait le principal mérite de ces bigarrures, le style original et mordant, le tour idiomatique, le mélange bizarre et souvent pittoresque de néologie, de patois et d’argot qu’on appelle le slang. L’anglais reste la langue mère, fondamentale, mais c’est une nourrice vieillie dont les mamelles se tarissent souvent ; elle ne peut exprimer que la civilisation européenne, et se trouve à court devant la surabondance d’idées, d’inventions, de découvertes, dont s’enorgueillit la jeune Amérique. Pour désigner des choses nouvelles, il faut des mots nouveaux ; à la souche antique on a donc greffé peu à peu de nombreux emprunts plus ou moins défigurés, plus ou moins corrompus, faits aux dialectes variés dont les émigrans venus de tous les points du globe avaient doté leur patrie adoptive ; les Indiens à demi exterminés ont eux-mêmes laissé quelques traces de leur génie local, absorbé par le génie supérieur et envahissant de l’Anglo-Saxon, qui est devenu comme l’architecte d’une nouvelle Babel. De cette confusion des langues ont jailli, pareilles à autant de pousses vivaces, les expressions neuves, énergiques, ingénieuses et hardies. C’est en Californie, — et il est facile de comprendre pourquoi, — que la révolution se produit avec le plus de vigueur. Les audaces d’un Bret Harte, les témérités plus grossières d’un Mark Twain nous étonnent encore ; mais bientôt nous serons accoutumés à une langue américaine dont la verdeur savoureuse n’est pas à dédaigner, en attendant les qualités plus délicates et plus relevées que le temps lui apportera sans doute.


TH. BENTZON.