Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/356

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serait assigné chez nous, car les maires élus resteraient délégués de l’état, et le juge de paix se mêlerait fatalement de l’administration des affaires. Nous voilà, par suite d’une erreur, bien loin du système anglais, bien loin des sages propositions de M. de Tocqueville et du duc de Broglie, qui ont préconisé ce système. « En Amérique, dit M. de Tocqueville, le commandement administratif se voile presque toujours sous le mandat judiciaire. Ce qui caractérise l’administration américaine, c’est l’introduction des moyens judiciaires dans le gouvernement secondaire de la société. Les peuples qui introduisent l’élection dans les rouages inférieurs de leur gouvernement sont donc forcément amenés à faire un grand usage de peines judiciaires comme moyen d’administration. Qu’on y prenne bien garde : un pouvoir électif qui n’est pas soumis à un pouvoir judiciaire échappe tôt ou tard à tout contrôle ou est détruit. » Le juge de paix représentant de l’état est donc en chaque paroisse américaine le contre-poids nécessaire à l’omnipotence des magistrats électifs. Le duc de Broglie, dans son livre sur le gouvernement de la France, propose d’adopter cette division de pouvoirs. « Séparez les deux ordres de fonctions ; retirez aux magistrats communaux la qualité d’agens du gouvernement central ; placez au chef-lieu de canton le siège du fonctionnaire public chargé de tenir la main dans l’intérieur des communes à l’exécution des lois générales, des règlemens généraux, des décisions de l’autorité supérieure, vous pourrez alors abandonner, non sans inconvénient, mais du moins sans danger public, le maniement des intérêts communaux aux élus de la commune. En transférant ainsi du maire au juge de paix les fonctions de délégué de l’administration centrale dans les communes du ressort, on ne ferait du moins rien d’anormal. »

On voit que M. le duc de Broglie cherchait un palliatif à l’élection des maires, et que c’est surtout pour enlever à ceux-ci la délégation de l’état qu’il remettait au juge de paix le soin de représenter le gouvernement. Par quelles vicissitudes cette idée s’est-elle transformée au point de conserver les maires élus comme officiers de l’état et de faire du juge de paix un administrateur des affaires cantonales ? Qu’on ne s’y trompe pas en effet : ce magistrat ne pouvant exercer d’autorité directe dans les communes, ses nouvelles fonctions n’auraient aucun sens ou lui feraient reconnaître le droit de s’ingérer dans les affaires du canton. Or ces affaires étant exclusivement communales, comme nous l’avons déjà montré, on verrait une confusion de pouvoirs inouïe : le maire, magistrat élu, représenterait le gouvernement ; le juge de paix, magistrat de l’ordre judiciaire nommé par le gouvernement, gérerait les biens des communes.

La délégation de l’état semble donc devoir être aussi mal placée