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l’entendaient d’une tout autre manière ; elle consistait pour eux à s’émanciper à la fois de l’autorité impériale et du pape. Luther cherchait à son œuvre des protecteurs et des appuis. Il écrivait à François 1er et à Charles-Quint avec un mélange de souplesse et d’audace où perce la pensée de gagner à sa cause ces souverains, en leur laissant voir tout ce que le pouvoir royal devait redouter de l’église romaine. S’il attaqua parfois les monarques et les princes, c’était pour leur reprocher de se montrer trop condescendans à l’égard du saint-siège, non pour saper leur autorité, car, suivant ses propres paroles, « l’empereur, libre et légitime, ne doit pas laisser émousser son glaive par les usurpations aveugles des bigots de Rome, qui prétendent gouverner en tout au-dessus du pouvoir temporel. » Plein de foi dans l’Écriture et d’admiration pour la science des pères, Luther ne visait pas à supprimer l’enseignement de l’église ; il voulait la ramener aux vrais principes, dont elle s’était selon lui écartée, et, de même qu’il entendait s’appuyer sur les princes contre la puissance spirituelle du souverain pontife, il faisait appel aux livres révélés pour les opposer aux doctrines et aux pratiques du saint-siège.

Le grand réformateur, en jetant le gant à l’église, entrait sans doute par ses intentions dans le courant auquel codaient alors les esprits en Allemagne : par la puissance de son génie, il lui appartenait d’imprimer au mouvement qui l’avait porté une direction plus ferme et une marche plus continue : mais il n’en représentait pas tout le jeu. Il y avait dans la fermentation dont la société était travaillée autre chose qu’un besoin de donner au clergé une organisation plus évangélique, de corriger la théologie et de relever le culte. A côté d’une aspiration à un retour vrai et sincère aux purs préceptes de Jésus-Christ, deux tendances d’un caractère fort différent se manifestaient dans l’opposition dirigée contre l’église ; elles pouvaient aboutir à un résultat contraire à celui que Luther voulait atteindre. L’une était démocratique, l’autre non-seulement anti-catholique, mais anti-ecclésiastique et anti-traditionnelle. D’une part, les paysans, surtout ceux de la Souabe, de la Franconie et des contrées rhénanes, les artisans et les bourgeois d’un grand nombre de villes avaient pris en aversion le clergé, non pas tant par répugnance pour les dogmes qu’il enseignait que parce qu’ils voyaient dans le corps sacerdotal le plus solide appui d’un ordre de choses dont ils souhaitaient la destruction. D’autre part, l’émancipation du joug de l’orthodoxie avait eu pour effet de susciter les doctrines les plus téméraires et les théories les plus aventureuses ; des novateurs inconsidérés et enthousiastes s’étaient élevés contre toute autorité spirituelle qui eût fait obstacle à la propagation de