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Permettre qu’il perdit cette part ou la refuser à une famille nouvellement formée, c’eût été leur enlever les moyens d’exister, les condamner à se vendre comme esclaves. La seule façon d’assurer constamment à toutes les familles de la tribu la subsistance et l’indépendance, c’était donc de faire de temps à autre entre elles un nouveau partage des terres, et, toutes ayant le même droit, il fallait recourir à la voie du sort pour assigner à chacune sa part. La liberté, et par suite la propriété d’une partie indivise du fonds commun égale pour tous, tels étaient dans le village germanique les droits essentiels et pour ainsi dire inhérens à la personnalité. Cette organisation égalitaire donnait à l’individu une trempe extraordinaire, et qui explique comment des bandes de barbares peu nombreuses se sont emparées de l’empire romain malgré son administration si savante, sa centralisation si parfaite et ses lois civiles, qu’on a appelées la raison écrite. Quelle différence entre un des membres de ces communautés de village et le paysan allemand qui occupe aujourd’hui sa place ! Le premier se nourrit de matière animale, de venaison, de mouton, de bœuf, de lait et de fromage, le second de pain de seigle et de pomme de terre ; la viande étant trop chère, il n’en mange que très rarement, aux grandes fêtes. Le premier se fortifie et se délie les membres par des exercices continuels, il traverse les fleuves à la nage, poursuit l’aurochs des jours entiers dans les vastes forêts, et s’exerce au maniement des armes. Il se considère comme l’égal de tous et ne reconnaît nulle autorité au-dessus de lui. Il choisit librement ses chefs, il prend part à l’administration des intérêts de la communauté ; comme juré, il juge les différends, les querelles, les crimes de ses pairs ; guerrier, il ne quitte jamais ses armes, et il les entre-choque (wapnatak) lorsqu’une grave résolution est prise. Sa manière de vivre est barbare en ce sens, qu’il ne songe pas à pourvoir aux besoins raffinés que la civilisation a fait naître ; mais elle met en activité et développe ainsi toutes les facultés humaines, les forces du corps d’abord, puis la volonté, la prévoyance, la réflexion. Le paysan de nos jours est inerte ; il est écrasé par ces puissantes hiérarchies politiques, judiciaires, administratives, ecclésiastiques, qui s’élèvent au-dessus de lui ; il ne dispose pas de lui-même, il est pris dans l’engrenage social, qui en dispose comme d’une chose. L’état le saisit et l’embrigade ; il tremble devant son propriétaire, devant son curé, devant le garde champêtre ; partout des autorités qui lui commandent et auxquelles il doit obéir, attendu qu’elles disposent, pour l’y contraindre, de toutes les forces de la nation. Les sociétés modernes possèdent une puissance collective incomparablement plus grande que celle des sociétés primitives ; mais dans celles-ci, quand elles