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partout et toujours avec un certain charme, alors que vous ne m’aviez oublié que bien indirectement ; mais aujourd’hui vous êtes mêlée à ma vie propre, vous m’avez épargné bien des instans amers ; dites-moi donc que je puis oublier le mois si sombre qui a suivi ma blessure à l’œil, dites-moi que, de toutes les désolantes pensées qui m’ont assiégé alors, pas une, pas même la trace ne m’en restera ; dites que je ne serai plus moi en un mot, et je commencerai à soupçonner que je dois vous oublier aussi. J’ai organisé ma vie et trempé mon âme à n’avoir besoin de personne : il l’a fallu ; ma carrière a été exposée à de violens frottemens, et si peu de gens m’ont rendu service que, dans ma soif d’aimer (car tout en marchant sans aide et en méprisant les obstacles, je ne me suis point laissé dessécher le cœur), je m’attache avec une sorte d’ivresse au moindre semblant d’affection. Voilà le seul point par où je sois passable. Attaquez-moi, osez me blesser, et je bondirai comme un tigre ; essayez de toucher la vanité, je ne comprends pas du tout. Peut-être me mèneriez-vous quelque temps en laisse de l’orgueil, car je suis bien obligé de confesser qu’à cet égard je dois compter Satan au nombre de mes aïeux ; mais, si vous me flattez le cœur, je me laisse captiver comme un enfant, et ce qu’il y a de curieux, c’est que mon esprit parfois se révolte ; mais dans la lutte qui s’engage, mon cœur (passez-moi une comparaison de laitière, car en pareille matière on ne saurait être assez bête), mon cœur donc s’échauffe à la façon d’une soupe au lait, se gonfle et enveloppe mon pauvre esprit et lui fait faire naufrage dans des flots de tendresse. » A propos de quoi tout ce marivaudage ? Quand moi, homme d’action et d’affaires, je me mêle de jouer avec l’analyse du cœur, je dois vous faire un peu l’effet d’un éléphant qui danse sur la corde ; donc, sans trop fouiller mon âme, je vous dirai tout simplement que je vous ai aimée tout d’abord à cause de votre bonté de cœur ; que je ne vous ai point oubliée, parce qu’il est dans ma nature de me souvenir, enfin que je ne vous oublierai point parce que… ; mais ça m’ennuie de vous chercher des raisons, et surtout de vous en donner.

Faisons maintenant un peu de politique : je suis bien aise de trouver en vous quelque orgueil pour notre pays. Je crois que dans la misérable affaire de Taïti nous resterons dignes. Malgré les criailleries des journaux, le ministère est peu disposé à céder ; aussi dans le cas où les exigences de l’Angleterre deviendraient trop grandes, on l’enverrait promener. Le pis-aller serait donc un changement ministériel ; mais soyez sûre que les ministres qui se retireraient devant la nécessité de concessions de cette nature ne seraient pas longtemps éloignés des affaires. Il me semble impossible