Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/822

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’importe, pourvu que ce ne soit pas une planche mouvante ! Quand je pense que souvent à Paris je prenais une voiture ! Aller m’emprisonner assis dans une espèce de coffre à mort quand je pouvais marcher librement ! Que je regrette toutes les courses que j’ai ainsi perdues ! Je ne suis plus qu’à 60 lieues de La Plata ; le vent est tombé,

Et la voile inutile
Fatigue vainement l’atmosphère immobile.

Mes réflexions sont toujours tristes ; les études ne peuvent plus rien pour me distraire. Platon m’ennuie, Socrate m’impatiente, Aristophane m’agace, les malheurs de Didon me rendent amer, l’histoire me pèse, les voyages m’irritent ; évidemment je suis malade, je veux toujours être seul, et la solitude me semble lourde.

….. Le 14 mai, j’ai mouillé à Montevideo… Les affaires m’envahissent ; le temps me manque pour vous écrire, mais vous étes constamment présente à ma pensée.

Le 17 mai 1845.


Buenos-Ayres, le 27 mai 1845.

Représentez-vous, si vous le pouvez, le plaisir que m’a causé l’arrivée de votre paquet. On me l’a remis à minuit, au moment où je rentrais encore tout ahuri d’une conversation de quatre heures avec le ministre des affaires étrangères. Je me mis d’abord à faire sauter les premières enveloppes avec une sorte de frénésie, puis je songeai qu’il valait mieux me calmer, et je coupai soigneusement l’un après l’autre tous les fils de la toile cirée. Je sais bien que ce sont des bêtises ; mais, bêtise ou non, le fait est que, quand je sentis dans ma main ce portefeuille fait à mon intention, entouré d’une cravate faite exprès pour moi, et portant tant de traces de mon souvenir, il me sembla que la patrie se résumait là, au coin de mon feu, à 2,000 lieues, je me crus transporté en France ; ce fut une vraie commotion électrique. Et quand je fus parvenu à l’ouvrir à grand’peine, — car ma main tremblait, — que je fouillai tous les replis pour voir s’il n’y avait pas une lettre, il me fallut une demi-heure pour lire un mot ; puis je lus dix fois la première page sans rien comprendre. Peu à peu ma raison revint, j’entrevis ce que c’était que tout cela ; ce fut un instant de bonheur. Il était trois heures du matin, je voulus me coucher, — impossible de dormir, — et je me relevai pour regarder et lire encore ; le jour vint, et je lus et relus à la clarté du soleil. Vous ne comprendrez pas toutes ces niaiseries-là, mais, c’est égal, vous ressentirez au moins un peu le contre-coup de l’émotion que vous m’avez causée. C’est à vous