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remercier tout simplement, sans explication, sans vous dire que je viens d’employer cette quinzaine à travailler comme un honnête bœuf, vrai bœuf, car j’ai tracé un profond, sinon un lumineux sillon. — Hier soir, voyant ma besogne faite, je suis allé comme un épicier voir l’inauguration de l’orgue de ma paroisse. La Madeleine s’était parée comme un temple païen ; lustres, candélabres, rien n’y manquait. La foule était nombreuse ; quoiqu’on n’entrât qu’avec des billets, il y avait bien trois mille personnes ; je me trompe peut-être d’un tiers, j’exagère, mais vous pouvez évaluer vous-même ce que peuvent contenir le chœur et la nef ; l’église était pleine. Je n’avais jamais entendu l’imitation des voix humaines en chœur : l’effet m’en a paru saisissant, mais seulement quand on laissait le chant dans le lointain et couvert par les accords de la musique, dès qu’on sort du vague, on sent l’instrument, l’illusion disparaît. Puis la voix pure d’Alexis Dupont nous a chanté l’Ave Maria de Cherubini. J’admire la voix, sonore et harmonieuse comme celle d’un ange, mais la musique ne m’a point charmé : j’avais mieux dans la tête ; la diva cantante de mon cerveau modulait de plus douces mélodies.

Le fameux dîner du 29 octobre[1] s’est très bien passé ; pourtant, il me paraît que votre ami M. de Salvandy est peu en faveur. Il y a de l’aigreur, on se plaint, c’est mauvais signe ; cependant, comme après tout il faut que l’affaire marche, et qu’on est médiocrement sûr de soi, on finira par se serrer la main, et tout s’arrangera. Je persévère à croire qu’il y a du danger à trop parler, surtout au public.

Mais moi-même, est-ce que je ne tombe pas dans ce. défaut ? Ma lettre n’est-elle pas déjà bien longue ? J’ai tant écrit et pensé tous ces jours-ci que j’ai contracté l’habitude de déverser mon trop-plein de paroles. Je vais bien vite la perdre, je n’ai gardé que ce qu’il faut pour vous souhaiter bonheur et calme. Faites comme le caméléon, prenez la teinte du lieu où vous êtes : tout repose dans vos champs ; reposez-vous aussi dans une molle quiétude.


Cherbourg, le 6 décembre 1847.

Je suis arrivé à Cherbourg à dix heures et demie du soir par un temps abominable ; de la pluie, du vent, de la grêle. Dans le coupé de la diligence, j’ai fait bien innocemment une passion bizarre qui s’est brisée au relai de Valognes. — Au moment où la voiture s’arrêtait au bureau de Cherbourg, voici qu’une multitude de voix s’écrient : — Y est-il ? le voilà ! — Et je me trouve entouré de mon

  1. Anniversaire du jour qui avait donné son nom au ministère.