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pleine mer, à 100 lieues de toute terre, courant vers Madère, ayant dépassé la hauteur du détroit de Gibraltar. J’ai besoin de relâcher au moins à Ténériffe, car j’ai fait une petite avarie dans mon gouvernail, et l’eau pénètre en assez grande quantité pour m’inquiéter sur le sort de nos approvisionnemens. Du reste j’ai été très favorisé ; je voulais relâcher à Plymouth pour réparer mon avarie, un coup de vent m’a emporté hors de la Manche et me pousse depuis le départ de toute la vitesse de la Reine-Blanche. Pauvre Reine-Blanche ! elle se tord sur les lames ; ses flancs sont lourdement chargés, tous ses charmes sont flétris par tant de passagers, elle n’a rien de leste ni d’élégant dans l’allure malgré ses formes si gracieuses, si fines. La Reine-Blanche transformée en camion de roulage ! Que j’ai hâte de vomir tous ces colis et tous ces voyageurs !

Le 2 janvier 1848. — Nous avons mouillé sur la rade de Sainte-Croix de Ténériffe le 1er janvier, après neuf jours de traversée. Dès demain, je pars pour Rio-Janeiro. Si notre bonheur continue, nous serons rendus en vingt jours, peut-être en mettrons-nous quarante.


En mer, le 9 janvier 1848.

Nous sommes toujours emportés par les vents favorables, et chaque jour nous éloigne de la France de 60 à 80 lieues. Le ciel nous est clément, la brise est fraîche, la température est douce, la mer nous berce mollement. Parfois le soir, au milieu des senteurs printanières qui nous pénètrent, nous pensons qu’à Paris peut-être vous pataugez dans la neige, dans la boue, que vous vous serrez bien au coin du feu sous peine de grelotter comme des fiévreux. Ces soirées si splendides, où le ciel est si bleu, si radieux, si pur, la mer étincelante d’azur et d’étoiles, où l’on se sent emporté d’un mouvement si régulier et si gracieux, quoique rapide, ces soirées-là sont fatales aux regrets. Le souvenir de la patrie vient se jouer au milieu d’une molle contemplation : on en parle avec bienveillance, mais voilà tout ; on ne déplore plus les enjambées que l’on fait en avant. Hier nous avons eu une journée d’événemens : le matin, un poisson volant est venu à l’étourdie se jeter sur le pont ; il alla dans la poêle, et dès le soir on le fit frire ; puis, quand il fut nuit, nous jetâmes à la mer un pauvre matelot de Nantes, mort le matin d’une fièvre typhoïde. Il n’a pas souffert longtemps : deux jours de délire l’ont emporté, il avait vingt et un ans. En même temps, nous préparons la fête de la ligne ; au train dont nous marchons, ce sera dans quelques jours. ; les vieux matelots s’attifent.

Le 25. — La fête de la ligne s’est admirablement passée. Nous