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aventurier successivement maître d’école, garde-magasin, conducteur de nègres, fermier, dentiste ambulant, photographe, et qui, devenu enfin gardien d’un chantier de bois sur le Mississipi, s’assura une grande réputation d’esprit par les farces dont il régalait les passagers des bateaux à vapeur. Un autre mérita de donner son nom à la partie de l’Illinois où il avait fixé sa résidence en se faisant l’avocat de l’ivrognerie ; ses sorties burlesques contre le tectotalism[1] sont encore citées aujourd’hui. Certain badigeonneur bien connu, qui depuis exerça d’importantes fonctions politiques, acquit, en haranguant ses concitoyens entre deux coups de brosse, une renommée d’orateur suffisante pour le faire élire à l’assemblée législative.

Artemus Ward (Charles Brown) se rattache à cette pléiade d’excentriques ; pour rencontrer dans notre vieux monde un personnage qui lui ressemblât par les mœurs littéraires, il faudrait remonter aux temps de Pierre Gringoire et de ces bouffons dont un contemporain a dit « qu’ils faisaient rire depuis le talon gauche jusqu’à l’oreille droite. » Ses premières œuvres dignes de mention furent, vers la fin de 1860, des paragraphes comiques insérés dans Vanity Fair, le Punch de New-York. Ces petites pièces, remarquables surtout par l’orthographe extravagante et l’emploi du dialecte yankee, exprimaient les opinions d’un showman (montreur de bêtes, de figures de cire, etc.) sur tous les sujets possibles. Elles attirèrent aussitôt l’attention d’un public friand de ce genre de goguenarderies, et furent reproduites au loin dans les journaux. Le jeune Brown avait peu de culture intellectuelle. Ouvrier typographe dans sa ville natale de Waterford, il s’était ennuyé de revoir tous les jours les mêmes visages et avait voyagé de ville en ville à travers la Nouvelle-Angleterre, n’exerçant ; çà et là son métier que pour se procurer le moyen d’aller plus loin. Boston, où il avait commencé à écrire, lui parut bientôt un trop petit théâtre, et il partit pour l’ouest. Sur les bords du lac Érié, de l’Ohio, du Mississipi, il sut se donner, disent les biographes, cette connaissance profonde des usages et des caractères locaux qui distingue ses études humoristiques. A Cleveland, il devint rédacteur du Plain-Dealer. Ce fut en fréquentant les cirques ambulans et les baraques de bateleurs qu’il sentit poindre sa vocation de lecturer, Lorsque le clown répétait ses bons mots plus ou moins défigurés devant un public enthousiaste, — pourquoi, se disait-il, un autre homme vivrait-il de mon esprit et tirerait-il parti de ce qui est à moi ? ne m’appartient-il pas de débiter, si bon me semble, les facéties que j’écris ? — On ne rencontre pas sans étonnement chez un

  1. Abstinence complète de liqueurs fortes.