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où. J’ai entrepris un jour de compter seulement les bas de ces dames étendus sur des cordes à sécher dans une cour de derrière, et j’ai, en moins d’une demi-heure, épuisé la table de multiplication. J’étais tout étourdi déjà, ma parole ! »

Artemus aurait pu ajouter à ses observations sur la polygamie une remarque curieuse de son ami Hingston. — Prétendez-vous que vous ne pourriez pas aimer trois femmes ? lui dit une fois une très jolie mormonne dont le mari était scellé à deux autres dames. J’en suis fâchée, ajoutait-elle, parce que cela prouve que la grâce n’a pas triomphé en vous. — Informations prises, Hingston découvrit qu’elle était la favorite de son mari, que la femme n° 1 vivait reléguée dans un pavillon au bout du jardin, et que le n° 2 remplissait les fonctions de servante. Voilà les privilégiées qui se glorifient, avec Mme Belinda Pratt, d’appartenir à la famille royale des polygames ; Les autres murmurent souvent. — Quoique Artemus lassé rarement de la morale, il déclare considérer le mormonisme comme une souillure à l’écusson des États-Unis. Sa conviction est du reste que l’existence des saints, quelque nombreux qu’ils soient (il y en a cent mille environ sur la terre de Chanaan, qu’ils se sont choisie), dépend de la vie de Brigham Young. Celui-ci retient d’une main puissante des éléments prêts à s’éparpiller, et aucun des hommes qui l’entourent n’a ni assez de talent ni assez d’énergie pour le remplacer. A quelqu’un qui lui demandait si les doctrines de Swedenborg et de Mahomet n’étaient pas bizarrement amalgamées dans la foi mormonne : — Vous voulez dire le lucre et les cotillons, — répondit Artemus, résumant ainsi toute la philosophie de ces singuliers chrétiens.

Le 10 février 1864, Artemus repartit pour New-York, où il rentra le 3 avril, après avoir traversé le Colorado, les plaines, les camps d’Indiens Sioux, le Missouri, le Mississipi, l’Illinois, le Michigan et le Haut-Canada. Sur le sommet des Montagnes-Rocheuses, le traîneau fut brisé, les voyageurs durent faire quatre milles à pied, la nuit, dans les neiges ; l’un d’eux mourut de froid. Le 17 octobre, à Dodworth-Hall, l’infatigable humoriste recommença des lectures dont le sujet était ce terrible voyage de dix mille milles ; il accompagnait son récit de l’exhibition du panorama transporté plus tard à Londres. Faire une lecture à Londres avait toujours été le rêve d’Artemus. Malgré l’affaiblissement d’une santé qu’il avait exposée à de si rudes épreuves, il entreprit cette nouvelle expédition en 1866. Pendant quelque temps, il ne fut question dans les journaux anglais que de lui et de son spectacle. Cet homme, qu’on s’était représenté d’après ses œuvres comme un type yankee grotesque, était en réalité le plus blond, le plus froid, le plus élégant des