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pareils abus, qu’ils aient gagné la littérature légère. Chez nous, Artemus ne serait guère qu’un excentrique et un baladin ; pour ses compatriotes, il est une « machine à vapeur à bons mots, un muséum d’humour, » et ces épithètes, que l’on pourrait à la rigueur interpréter comme des critiques, lui sont décernées à titre d’hommages très sérieux. On s’imagine lui faire honneur en constatant qu’il jongle avec les mots comme les jongleurs de cirque avec leurs boules de clinquant. Ses locutions sont de race, son yankéisme est pur ; il ne dédaigne pas d’assaisonner d’expressions forgées en dépit du dictionnaire ses phrases extravagantes. Si nous présentons à des lecteurs plus difficiles que les oracles du Pfaffs-Club[1] des débauches d’esprit que l’on ose à peine nommer littéraires, c’est plutôt pour leur donner la mesure du goût d’un peuple qui se croit très supérieur aux vieux Européens que pour les faire assister au triste spectacle d’un homme de talent qui gaspille en bouffonneries de brillantes facultés. Les éditions nombreuses, la vogue extraordinaire que l’on allègue comme preuve indiscutable de son talent, prouvent une fois de plus que, si elle a d’autres avantages, la démocratie n’élève pas du moins le niveau des lettres ni celui du goût public.

Artemus Ward a de nombreux imitateurs ; le plus estimé, Josh Billings, est loin de l’égaler sous le double rapport du naturel et de la verve ; en revanche Josh est philosophe et volontiers sentencieux. Il restera de lui un certain nombre d’aphorismes, de proverbes et de dictons dans le goût de ceux-ci :


« La vérité est la seule chose qui ne soit pas susceptible de progrès. »

« Nous haïssons ceux qui ne nous demandent pas de conseils, et nous méprisons ceux qui nous en demandent. »

« La vertu qui n’a pas été tentée est une bonne vertu ; le vin qui n’a pas été goûté est un bon vin… en bouteille. »

« Si vous êtes heureux, ne le dites pas au monde ; le monde n’aime point ces confidences-là. »

« La seule manière de gouverner le genre humain est avec la verge ; vous pouvez l’enguirlander de fleurs, la cacher sous du velours, mais c’est la verge après tout qui fait la besogne. »

« Les secrets font du cœur un donjon et de son propriétaire un geôlier. »

« En fait de liberté, j’ai vu beaucoup de choses au monde qui ressemblaient à la fois à un puits où l’on est libre de descendre et à une souricière d’où l’on n’est pas libre de sortir. »

  1. Club littéraire de New-York.