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Leland. Le langage qu’emploie ce dernier est bien autrement inintelligible encore que le yankee ou le slang commun ; il tient des deux, mais surtout de l’allemand. Quand on considère le nombre incalculable des Allemands que l’émigration a jetés aux États-Unis, quand on songe que dans la plupart des villes et villages il n’est presque pas de boulangerie, d’épicerie, de confiserie ou de brasserie qui ne soit tenue par un des leurs, on ne s’étonne plus des germanismes qui continuent à se glisser tous les jours dans la langue anglaise telle qu’on la parle en Amérique. Ces hordes étrangères ont commencé ainsi une conquête qui va sans- cesse grandissant sous des apparences pacifiques. M. Leland regimbe énergiquement contre l’invasion, bien qu’il rende justice au mérite des Allemands comme ouvriers et à leur patience presque stoïque dans les revers ; mais Breitmann, « l’homme aux larges épaules, » n’est pas un ouvrier : c’est un soldat, un soldat victorieux et insolent. On dit que son prototype se distingua en réalité dans la cavalerie pensylvanienne par les qualités peu honorables que chante M. Leland en s’assimilant très, habilement les locutions et les tournures de phrases le plus souvent grotesques de son héros. Quoi qu’il en soit, le citoyen germano-américain restera désormais incarné dans le type de Breitmann, comme l’Irlandais dans celui de Paddy, et le peuple anglais tout entier dans celui de John Bull. La première apparition de Breitmann eut lieu en 1857 dans le Graham’s magazine de Philadelphie. Il se présentait simplement sous les traits d’un lourdaud vorace et ivrogne :


« Hans Breitmann a donné une soirée[1] ; on y a joué du piano. J’y tombai amoureux d’une Américaine ; son nom était Mathilde Yane. Elle avait des cheveux bruns cendrés comme un craquelin ; ses yeux étaient bleu de ciel ; lorsqu’ils regardaient dans les miens, ils fendaient mon cœur en deux.

« Hans Breitmann a donné une soirée, j’y allai, on le devine ; je valsai avec Mathilde Yane, et nous tournions comme une toupie. Plus jolie qu’aucune du bal, elle pesait deux cents livres environ ; chaque fois qu’elle faisait un saut, les vitres tremblaient.

« Hans Breitmann a donné une soirée : je vous assure, elle coûta cher ; on y roula plus de sept tonneaux de bière première qualité, et quand on y mettait le fausset, les Allemands applaudissaient. Je ne crois pas que de toute l’année il y ait eu soirée pareille.

« Hans Breitmann a donné une soirée, tout était sens dessus dessous ; le souper servi, la compagnie se mit à l’aise comme chez

  1. Cette phrase a passé en proverbe.