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grand poète. Ce n’est même pas le Corneille du Menteur, qui mêle encore à sa verve comique des accens pleins de hauteur et de gravité. Ce ne serait pas non plus un Molière, car Molière avait la profondeur mélancolique de tous les grands observateurs du cœur humain. C’est plutôt un écrivain d’humeur enjouée et mondaine, un homme d’esprit qui cherche la rime, quelque chose comme un Marivaux ou un Destouches, ou plutôt un Buffon écrivant à loisir ses études de la nature ; ce n’est pas l’auteur du Cid ni d’Horace, et le fameux « qu’il mourût » n’est jamais sorti de sa bouche.

L’Ophélie de M. Falguière est une œuvre moins importante, mais plus expressive, sans doute parce qu’elle convenait mieux à ce talent ingénieux et fin. Ce qui frappe tout d’abord dans cette statue, c’est un air d’étrangeté indéfinissable, quelque chose de fantasque et de bizarrement gracieux qui fait songer tout de suite à la folie. Cet effet d’étrangeté tient surtout à l’attitude et à l’emploi d’un procédé fort simple, quoique contraire aux règles ordinaires de l’art sculptural. — Il y a en sculpture un principe élémentaire, emprunté aux lois naturelles de l’équilibre dans le corps humain. Ce principe consiste à opposer les uns aux autres les membres antérieurs et les membres postérieurs, de manière que le haut du corps soit infléchi dans une direction contraire à celle du bas, et que les bras, par exemple, soient déployés dans un sens quand les jambes le sont dans un autre. Cette règle n’a rien d’arbitraire, elle tient aux lois de la pesanteur plus qu’à celles de l’art, et si la peinture, qui ne présente qu’une seule face des objets, peut assez souvent s’en départir, la sculpture, dont les œuvres doivent être envisagées sous tous les points de vue, ne saurait guère y manquer sans perdre son aplomb et sa grâce. Il y a pourtant quelques exceptions ; même dans l’art antique, on pourrait citer le faune dansant, qui lève en même temps et du même côté son bras et sa jambe ; mais la plupart de ces exceptions appartiennent à des groupes où certaines poses étaient commandées par celles des autres personnages. En général, les sculpteurs de tous les temps ont observé par instinct, quand ils ne l’observaient par principe, cette loi véritablement naturelle, et plus les mouvemens de leurs figures sont prononcés, plus cette disposition symétrique est nécessaire. C’est à cette loi de symétrie que contrevient à dessein l’Ophélie de M. Falguière. Elle se penche toute d’un côté, sans contre-poids, et comme en arrêt sur le pied gauche, au milieu d’un mouvement interrompu. Le bras s’avance du même côté ; le visage est légèrement contourné dans le même sens par le sourire maladif qui erre sur les lèvres, et les yeux, profondément enfoncés sous l’orbite, se retournent de l’autre côté avec une expression craintive, comme s’ils y étaient attirés par quelque vision surnaturelle. Oui, voilà bien la jeune fille folle du