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de la jeune fille ; mais quoi de commun entre l’état de son âme et les extraits suivans : « Que de fois l’architecte emploie tout son génie, tout son amour de l’art pour élever des édifices d’où il doit s’exclure lui-même ! Les salons des rois lui doivent leur magnificence, et il ne jouit point de leur plus grand effet… Avec la clé d’un palais, l’architecte en remet au riche toutes les jouissances et les agrémens, sans y prendre lui-même aucune part. — Personne ne parlerait beaucoup en société, si l’on savait combien de fois on comprend mal les autres. — Celui qui par le longtemps devant les autres sans flatter ses auditeurs excite la répulsion. — Toute parole prononcée éveille l’idée contraire. — Les passions ne sont que des vertus ou des vices exaltés. » N’est-ce pas l’auteur qui se substitue ici à son personnage et qui enrichit le journal d’Ottilie des résultats de sa grande expérience ?

L’action languit du reste dans la seconde partie du roman. Goethe se laisse aller à l’abondance de ses souvenirs ; il nous présente même quelquefois des personnages épisodiques sans autre dessein que celui de reproduire des physionomies qui l’ont frappé dans le cours de son existence. Il est vrai qu’il les emploie à faire valoir par le contraste ou par la ressemblance les qualités d’Ottilie ; mais on est tenté de penser qu’il les emploie trop longuement, comme un vieillard qui s’attarde aux réminiscences du passé. Il a certainement rencontré dans le monde, peut-être à Weimar, cette vive et brillante Luciane dont il retrace le portrait avec une complaisance mêlée d’ironie. Il l’a vue courir de fêtes en fêtes, de plaisirs en plaisirs, braver la pluie et le froid pour satisfaire un caprice, traîner à sa suite un cortège d’adorateurs, et, malgré quelques dons heureux, ne se servir de ses talens et de son activité d’esprit que pour user sa jeunesse en divertissemens frivoles. Il a dû même résister aux avances qu’elle faisait à tous les hommes, et lui infliger le spectacle de son indifférence. C’est une aventure personnelle qu’il raconte évidemment, lorsqu’il parle d’un poète que Luciane voulait séduire, dont elle espérait obtenir l’hommage de quelques vers, et qu’elle croyait avoir enchaîné à son char en ne chantant pendant toute une soirée que des poésies composées par lui. La jeune femme lui faisant demander par un des courtisans s’il n’était pas ravi d’avoir entendu chanter ses vers par une si jolie voix. « Mes vers ? répondit-il avec étonnement, pardonnez-moi, je n’ai entendu que des voyelles, et encore ne les ai-je point toutes entendues. » — L’esprit mordant de Goethe se reconnaît à cette réponse ironique. Ce qui ne lui ressemble pas moins, c’est que le poète mis en demeure d’adresser des vers à Luciane en adresse le soir même à Ottilie. Serait-ce pousser trop loin les conjectures que de signaler quelques