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Comme naturel, reproduction sincère, littérale, c’est excellent, presque beau, pourvu que l’expression demeure calme, rigide, car chez lui, où s’arrête l’impassibilité, la contorsion commence. On croit trop souvent dans les arts que l’exagération vient d’un surcroît de vie, d’une surabondance de vertu géniale. Rien de plus faux. C’est le manque d’imagination qui presque toujours amène un peintre, un musicien, un poète à se contourner. Les belles choses sont parce qu’elles ne peuvent point ne pas être. Beethoven fait la symphonie en ut mineur avec quatre notes ; il ne la cherche pas ; il ne peut point ne pas la faire. Et pour m’en tenir à la peinture, l’art complet, le grand art, celui qui n’est ni un bégaiement ni une cadence, cet art qui s’évertue à ne produire que des choses ayant un sens imprescriptible, il ne lui suffit pas d’emprunter un trait aux livres saints, un a moment historique » aux gestes humains ; il faut encore qu’en dehors de toute espèce d’intérêt historique ou divin et par la seule beauté de la forme, ce but suprême puisse être atteint. C’est ce vol vers l’idéal qui manque à Cranach, à cette école.

Comment, sans imagination, sans rêverie, sans mysticisme, je ne dis pas religieux, mais simplement poétique, peindre jamais une Vierge à la chaise, un Christ au tombeau ? Si vous voulez voir un chef-d’œuvre de cet art luthérien, d’une intensité dans le naïf, d’une bonhomie dans le terre-à-terre qui parfois vous désarme, allez à Weimar vous arrêter devant un Christ du cher maître Lucas Müller. Un ruisseau de sang, jailli à flot de pourpre du cœur du fils de l’homme, vient baigner le front de notre peintre, placé au premier plan du tableau. Lorsque, dans la Genèse, Noé aperçoit l’arc-en-ciel où le regard pieux de la créature adore son créateur, le symbole aussitôt se manifeste : la terre et le firmament sont unis, l’Ancien-Testament déploie l’écharpe de lumière, et sous cette image sublime l’intelligence du plus simple enfant saisit l’allusion mystérieuse ; mais que signifie dans le tableau de Cranach cet horrible arc-en-ciel de sang ? Encore si c’était un arc-en-ciel : hélas ! non, vous diriez plutôt une saignée qu’un misérable chirurgien de village a pratiquée à l’homme-Dieu, dont la plaie continue à rester ouverte parce qu’on n’a point su la bander. Prosaïsme, trivialité ! avec cela beaucoup de bonne volonté ; mais que peut la meilleure volonté du monde sans l’imagination, l’effort sans la grâce ? Il en est de la conception de l’esprit comme du fruit des entrailles de la femme, la bénédiction doit intervenir. Point de salut angélique, de mystique Visitation, point de Raphaël ni de Mozart, de Michel-Ange ni de Beethoven !

Tel était Luther sous les influences du siècle et du pays dans lesquels et pour lesquels il naquit, Supposez-le citoyen de Genève et