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de n’avoir voulu chanter que l’amour et la nature. M. Beulé, dans des pages d’ailleurs d’une grande éloquence, en a fait un crime au poète. Au dernier siècle du moins, La Harpe s’écriait : « Heureux l’homme d’une imagination tendre et flexible, qui joint au goût des voluptés délicates le talent de les retracer, qui occupe ses heures de loisir à peindre ses momens d’ivresse, et arrive à la gloire en chantant ses amours ! » Depuis la révolution, on a changé tout cela. Un citoyen digne de ce nom n’a plus « d’heures de loisir. » Le salut de la patrie et les destinées de l’humanité occupent tous ses momens. Je ne sais, mais il me semble que reprocher à Tibulle ses langueurs amoureuses et le charme énervant de ses vers, c’est comme si l’on trouvait mauvais que Sappho, la molle Lesbienne, ait chanté sur la lyre l’ode À une femme aimée (Εἰς Ἐρωμένην) au lieu de composer un cantique édifiant pour la postérité !

Si l’on veut bien connaître la vie de Tibulle en ses dernières années, qu’on relise l’épître qu’Horace lui adressa vers cette époque dans sa terre de Pédum[1]. « Albius, juge sincère de mes discours en vers, — que fais-tu maintenant dans les champs de Pédum ? — Écris-tu quelque chose qui doive surpasser les poèmes de Cassius de Parme ? — ou bien, errant en silence dans les bois salubres, — médites-tu sur ce qui convient au sage et à l’homme de bien ? — Tu n’es pas, toi, un corps sans âme. Les dieux t’ont donné la beauté, — ils t’ont donné la richesse et l’art d’en jouir. — Que souhaiterait de plus à son doux nouveau-né la mère la plus tendre, — s’il a reçu du sort la sagesse, le talent de bien dire, — le don de plaire, la gloire, la santé, — une vie élégante et facile, avec une bourse toujours pleine ? — Au milieu des illusions et des tristesses, des craintes et des dépits, — pense que chaque jour est le dernier qui te luit. — Elle sera la bienvenue, l’heure que tu n’espérais point. — Gros et gras, tout brillant de santé, voilà comme tu me trouveras — lorsque tu voudras rire, un vrai porc du troupeau d’Épicure. » Voilà bien Tibulle, le voilà tout entier, tel que nous l’avons montré lorsque tout enfant il courait avec sa sœur dans le verger ombreux et déjà révérait les antiques dieux en bois du lararium. Il se promène sous ses arbres, parmi ses troupeaux, et, ce que « l’épicurien » Horace aime mieux paraître ignorer, il célèbre avec ses bergers et ses laboureurs toutes les fêtes des divinités champêtres[2].

À la femme, Tibulle ne demande plus que le repos et l’oubli des maux passés. On s’accorde assez à voir dans la treizième élégie du livre IV un poème inspiré par une certaine Glycera dont parle Ho-

  1. Horat., Ép., I, IV.— Cette épître serait, selon Kirchner, de 729 : elle est peut-être d’une date un peu postérieure.
  2. Tib., II, I. — Tableau de la fête des Rogations chez les Romains. — Cf. sur cette élégie célèbre Alex, de Humboldt, Kosmos, II, 20.