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plus tendres, plus abandonnées, et comme envahies par un délicieux malaise. Elles sentaient mieux alors le prix de l’existence, apprenaient à jouir de l’heure qui passe. De là une science profonde de la volupté, un sentiment exquis des joies fortes et délicates de l’âme et des sens, une capacité d’émotions de plus en plus nombreuses et finement nuancées, une sensibilité nerveuse exaltée, surexcitée, presque maladive, faisant osciller tout l’être humain, si je puis dire, au moindre souffle des passions, de la frénésie du délire à l’accablement infini de la torpeur. Lentement acquises par les pères, transmises par voie d’hérédité, ces manières d’être deviennent instinctives chez les enfans, qui naissent vieillards, épouvantent par leur effrayante précocité. Toute riche matrone, toute grande dame, Livie elle-même, avait dans sa maison quelques-uns de ces jeunes lutins d’Alexandrie, petits satyres dont on n’eût pu dire l’âge, dont l’œil de lynx voyait tout, ne se baissait jamais, faisait rougir les belles donne, et dont le méchant babil, effronté et cynique, mettait en Hesse la compagnie. Ce n’est plus là de la décadence, mais bien de la décrépitude. De tout temps, les grandes villes ont produit de ces créatures rachitiques qui retournent au type simien. Comme Paris, Alexandrie avait son Gavroche.

Mais si le monde grec et oriental penchait vers la décrépitude, le monde romain proprement dit n’en était encore qu’à cet état de paix sereine et joyeuse, de doux loisir et d’énervement voluptueux, où des générations fortunées recueillent le fruit des luttes séculaires des ancêtres et récoltent dans l’allégresse ce qui a été semé dans le sang et dans la mort. Voilà l’âge d’or que tous les parangons d’une triste sagesse flétrissent du nom de décadence. S’ils veulent dire par là que l’heureuse et molle créature, affinée par la réflexion et brisée par le plaisir, est une proie toute préparée pour les durs conquérans qui ne manqueront pas de venir, ils ont de tout point raison. Quoi! faut-il donc, pour ne pas mourir, se condamner à ne jamais vivre? Demander à Horace ou à Tibulle, le front couronné de myrte et la chevelure humide des parfums de Syrie, de revenir à la rude existence des Romains d’avant les guerres puniques, n’est-ce pas montrer qu’on a oublié la réponse du soldat de Lucullus? Que veulent-ils dire enfin avec leur mot de décadence? S’ils se contentaient de constater un fait sans l’accompagner d’un cortège d’épithètes malsonnantes, peut-être se rendrait-on de bonne grâce; mais ils font un crime aux peuples d’un accident tout aussi naturel que la maladie et la vieillesse. Il n’appartient à personne de revivre après avoir vécu, et n’est-ce pas folie que de se refuser à voir dans la mort naturelle autre chose que l’usure des élémens mêmes de la vie? Le plus grand progrès accompli par la pensée en ce siècle a été de substituer partout la notion