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LETTRES D’UN MARIN.

du bord. Les nouvelles de France ont jeté dans mon équipage des idées qu’il m’a fallu comprimer énergiquement : le communisme n’est pas bien venu près de moi ; c’est à mes yeux l’esprit du bagne, et je suis résolu à l’étouffer comme on étouffe une sédition de forçats. Tout cela ne contribue guère à semer des fleurs dans ma vie… il faut que je fasse observer une discipline rigoureuse, comme si nous étions devant l’ennemi. Cependant j’ai accepté pour demain une invitation à dîner chez le gouverneur lord Falckland ; le connaissez-vous ? À la première occasion, je vous dirai ce qu’il est, je vous parlerai de lady Falckland. Ces dîners anglais me sont insupportables. Notre position financière ne s’améliore pas, nos traites sur le trésor n’ont pas cours ; heureusement que j’ai de l’argent à bord ; sans cela, je me trouverais dans un grave embarras. Les négocians n’ont aucune confiance dans le gouvernement français. Je ne saurais vous dire quel sentiment d’humiliation nous en éprouvons. Quelle impression pénible que celle qui résulte de l’abaissement de la patrie ! nous en sommes suffoqués. Autrefois nous supportions légèrement les tracasseries et les ennuis de la navigation ; l’espoir de revoir la France, de nous y reposer, était au fond de nos cœurs comme une consolation et un appui. Aujourd’hui tout cela est assombri, nous n’osons plus penser à notre pays, nous écartons toute conversation qui pourrait en ramener l’idée ; ce sont de sombres images. La révolution de février ne paraît justifiée par rien aux yeux des étrangers ; il en résulte une sorte de dégradation pour le caractère national. Quel peuple est-ce donc que ces Français ? Que veulent-ils ? Où tendent-ils ? Est-ce seulement un besoin de changement ? Mais alors quel fonds faire sur une pareille nation ? Voilà ce qu’il est impossible de faire comprendre clairement aux gens que nous sommes appelés à voir tous les jours. Ils nous examinent avec une curiosité moqueuse, et sont tout surpris de voir que nous avons la tournure et l’allure de bipèdes doués de raison ; quand ils se sont aperçus, après longue conversation, qu’il n’y a rien de détraqué dans nos cerveaux, que toutes les cordes du sens commun sont bien entières chez nous, alors ils nous prennent en pitié, ils font tous leurs efforts pour chercher à nous consoler de la folie de nos compatriotes. Il faut avaler leurs consolations : autre amertume ! Ce n’est que quand ils viennent à bord qu’ils se sentent saisis d’un aspect inattendu : l’air de force, de puissance, d’ordre, d’autorité qu’ils respirent les frappe d’admiration, et il ne leur vient plus d’autre idée sinon qu’ils ne comprennent rien à ces Français.

L’existence dans un pays comme Bombay offre peu de distractions. Quand on a parcouru la ville hindoue et qu’on s’est donné le spectacle de toute cette population qui descend le soir dans les