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voile sans vouloir tenir compte de mes instances pour obtenir quelques minutes de sursis. Je fus d’autant plus affligé de cette désertion étrange que j’étais attaché à celui qui s’en rendait coupable. Élevé dans un des meilleurs lycées de Bruxelles, parlant plusieurs langues, Christian était la seule personne du bord avec laquelle je pusse m’entretenir. Au moment où le Rubens sombra, j’avais reçu de lui une marque d’amitié dont le souvenir ne pouvait s’effacer en moi. J’avais espéré reconnaître ce service en allant me mettre à la recherche d’un navire à San-Yago ; il m’aurait dû son retour en Europe.

Depuis longtemps j’étais en France, et aucune nouvelle de Christian n’était parvenue soit à Stockholm, lieu de sa naissance, soit à Anvers, résidence de sa famille. Il y a quelques semaines, je recevais par la poste un pli portant le timbre de San-Vicente, nom d’une des îles du Cap-Vert; c’est un port où font escale les bateaux à vapeur qui vont au Brésil ou en reviennent. Ce pli renfermait les notes qu’on va lire; elles sont de Christian.


I.


Boa-Vista, le 30 septembre 1871.

Vous souvient-il encore de moi? Avez-vous gardé la mémoire de l’aspirant de marine qui, du canot où capitaine et équipage s’étaient réfugiés, vous appela quelques secondes avant la disparition de notre beau Rubens dans les flots? Placé au gouvernail du navire par un commandant éperdu, on vous y aurait oublié, vous y auriez péri infailliblement sans l’appel que je vous jetai dans cet instant de trouble suprême. Aussi est-ce à vous le premier que je veux dire le motif qui me fit rester seul de notre ancien équipage sur ce roc désolé qu’on appelle l’île de Boa-Vista.

Il y a beaucoup de folie amoureuse dans mon aventure; je n’éprouve pourtant à cette heure aucune honte à confesser que j’ai cédé sans lutte aux entraînemens d’une ivresse morale. L’amour que j’ai éprouvé devait être victorieux de tous les raisonnemens, puisqu’il se déchaîna comme un ouragan sur un cœur de vingt ans. Vous le savez, je n’étais qu’un adolescent lorsque je quittai l’Europe. Ma transformation fut rapide : à peine eus-je respiré le souffle des chaudes régions où la perte du Rubens nous jetait, à peine, au lieu des blanches et froides neiges de mon pays, mes pieds eurent touché les dunes embrasées de Boa-Vista, que tout mon être devint viril; mon âme s’ouvrit à la vie, au bonheur d’aimer, comme au printemps la nature s’épanouit et répond sans réserve aux premières caresses du soleil.