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sait-il pas plutôt qu’il avait un fou devant lui? Ce qui me parut évident, c’est qu’il n’encourageait pas mon idée. C’eût été d’ailleurs un crime. Je pouvais échapper à l’épidémie de la saison, mais dans huit mois, après le retour des pluies, les fièvres reviendraient avec leur affreux cortège de souffrances. Pour un homme habitué à l’air tempéré de l’Europe, le danger devait être plus grand que pour ceux qui, nés ici, se sont accoutumés à vivre dans l’attente d’une mort prématurée. Comment comprendre que ces îles malsaines ne soient pas désertes? Quel lien invincible attache donc ses habitans à cette terre sans arbres, sans fleurs, à ce sol où le soleil fait germer la mort, lorsque partout ailleurs ce même soleil donne la vie, la verdure, les prairies, la forêt aux ombres impénétrables? Et quelle existence ne devait pas être la mienne désormais, si je persistais dans ma résolution ! Séparé de l’Europe pendant de longs jours, je ne pouvais espérer avoir des nouvelles des miens et de ma patrie que lorsqu’un bâtiment américain viendrait chercher les produits misérables de l’île, ou encore lorsqu’un capitaine inexpérimenté, par une nuit obscure, jetterait son navire sur les récifs qui perdirent le Rubens. — A quoi diable songez-vous? grommela le vieux consul. Allez donc trouver Rita, et ne vous faites pas donner toute la maison par elle.

Je m’éloignai sans être troublé ni par la brusquerie de da Silva, ni par les pensées sinistres qui venaient de traverser mon esprit; je n’eusse pas aimé, si mon cœur en eût été ébranlé. Je ne songeais qu’à l’adorable vision que j’avais eue la veille, je ne voulais vivre que pour me faire aimer de Rita; je n’avais qu’un but, lier sa destinée à la mienne. Je la trouvai sous la vérandah d’une vaste cour. Toutes les habitations riches de cet archipel sont construites à la moresque, c’est-à-dire ayant au centre du logis un large espace quadrangulaire formé par les murailles de l’habitation et entouré d’une galerie en bois, qui s’élève ordinairement à la hauteur d’un premier étage. Les portes des chambres à coucher, du salon, de la salle à manger, s’ouvrent toutes sur ce balcon, où les maîtres du logis circulent continuellement; les femmes y travaillent le jour, y prennent le frais le soir, et les enfans, étendus entièrement nus sur des nattes, y jouent pendant de longues heures. La domesticité, les esclaves, — il y en a encore, je ne le sus que trop, dans les possessions portugaises, — vivent pêle-mêle au rez-de-chaussée avec les chevaux, les chiens et les animaux domestiques. Quant aux habitations pauvres des indigènes, elles n’ont qu’un rez-de-chaussée extérieurement blanchi à la chaux; l’intérieur est des plus misérables. Les familles qui y vivent sont composées de noirs, anciens esclaves affranchis. La température étant continuellement