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villon de laquelle je venais de naviguer. Je devais donc agir avec la plus grande circonspection. Voici, après bien des hésitations, ce que j’avais arrêté : ne pas laisser soupçonner à da Silva la passion que je ressentais, me faire passer pour un garçon enthousiaste de la vie d’aventures, capter par un dévoûment absolu la confiance de celui qui disposait de Rita, de manière à lui faire employer mon activité à étendre ses relations d’affaires avec l’Amérique, lui devenir tellement indispensable qu’il n’osât rien me refuser.

Dès que le vice-consul me vit arriver chez lui, il se leva de sa chaise comme mû par un ressort ; en vrai Portugais créole, il m’accueillit par des apostrophes précipitées à l’adresse de tous les saints et saintes du paradis catholique. — Jésus, santa Maria, José ! s’écria-t-il en ne cessant de me regarder tout effaré, que vois-je ? — Puis, devenant tout à coup païen en changeant de langage, il s’écriait en anglais : — Par Jupiter, est-ce réellement vous, maître Christian ? — Nora se confondait en signes de croix incessans ; Rita n’osait me regarder. Il me parut, en considérant attentivement la jeune fille, qu’elle avait pleuré ; à la vue de ses beaux yeux encore humides, mon aplomb tomba. Je sentis devant cette tristesse inattendue fondre mes projets et mes résolutions comme la neige fond au soleil.

Quand da Silva eût retrouvé son flegme habituel, il me demanda ironiquement si j’avais pris au sérieux mon projet d’enseigner le français à des négrillons. Il aimait mieux croire pour mon jugement que j’étais mal avec mon ancien capitaine, et que, craignant de mauvais traitemens, je l’avais laissé partir sans moi. En agissant ainsi, je n’étais pas strictement dans mon droit ; néanmoins je pouvais me croire libéré vis-à-vis d’un commandant qui avait brisé sottement son navire sur des écueils. Me trouvant un air embarrassé : — Si vous vous plaisez, par un miracle de Dieu, à Boa-Vista, me dit-il, sur ce grain de sel toujours léché par la mer, ce n’est pas moi qui vous laisserai mourir de faim. Vous me parlerez souvent de votre Europe et m’apprendrez à la connaître. Rita, voilà une bonne occasion pour toi d’apprendre le français à peu de frais ; quant à moi, je suis trop vieux pour cela. Cherche dans la maison un bâton où puisse percher ce bel oiseau blanc pris en cage de Boa-Vista : il logera ici, s’il n’a pas peur des fièvres ; il mangera le riz de ma table, s’il ne croit pas déroger en s’attablant avec un mulâtre, — mais un mulâtre libre et vice-consul de sa majesté britannique à Boa-Vista, senhor Christian !

Je comprenais bien que l’orgueil de l’homme de couleur se plaisait à l’idée de secourir un blanc. L’amour-propre triomphait de l’avarice. Je ne m’en inclinai pas moins reconnaissant et doublement