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II.

Le Camoëns resta seulement huit jours en rade, et partit sans moi. Conduit chez le vice-consul d’Amérique, d’Oliveira, j’eus la bonne fortune de lui convenir. Détestant et méprisant da Silva, — moins il y a de résidens dans une île, moins il y a naturellement d’accord entre eux, — il me promit son appui et sa protection à la seule condition de lui servir de secrétaire lorsque, chose rare, il aurait un navire de passage à expédier, à condamner ou à vendre. Je crois que, l’ayant fort innocemment assisté dans l’acte de vente du Camoëns, — acte que j’ai su depuis avoir été illégalement dressé, — il avait eu tout intérêt à ne pas me laisser partir sur ce navire. Exilé de la mère-patrie pour une cause que je ne connais pas, mon protecteur a su obtenir des États-Unis d’Amérique un exequatur qui le met à Boa-Vista non-seulement au-dessus des lois du Portugal, mais au-dessus de celles du monde entier. Depuis dix ans, il a quitté Lisbonne, m’a-t-il dit un jour, et il ne songe plus à y revenir. Le pourrait-il? Ce n’est pas mon affaire. Sa fortune est considérable ; il prend plaisir à me montrer avec une vanité comique un coffre-fort dont l’intérieur est éblouissant de piastres blanches et d’onces d’or mexicaines. Comment a-t-il pu acquérir tout ce trésor, étant arrivé ici gueux et sans un reis? Je l’ai ignoré longtemps; depuis qu’il a quitté furtivement l’archipel du Cap-Vert, il y a quelques années, j’ai su que le vice-consul d’Oliveira s’était enrichi par une série d’opérations en apparence très légales, mais qui n’étaient en réalité que des actes de baraterie admirablement organisés.

Vous me demanderez peut-être comment, sans bourse délier, avec la presque certitude d’échapper aux galères, le résident d’une colonie lointaine, agissant en qualité de vice-consul, peut acquérir une fortune considérable. Rien n’est plus facile lorsque l’habile homme qui se livre à ces opérations a en Europe des complices intelligens. Ces derniers commencent par acheter en Angleterre une vieille carcasse de navire : elles y abondent. A coups de rabot, avec des applications intelligentes de couleur et de goudron, on remet cette coque à neuf, de manière à cacher « des ans l’irréparable outrage » aux yeux curieux d’un courtier d’assurances maritimes. Conduit d’Angleterre dans un port du continent européen, le vieux navire retapé s’assure alors, comme s’il était neuf, pour une valeur de deux cent mille à trois cent mille francs, c’est-à-dire pour une somme qui représente quatre ou cinq fois le prix de l’achat. Cette formalité remplie, on met à bord un capitaine intelligent qui prend