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relever, parce qu’elle n’avait plus que des apparences d’armées, parce qu’elle avait perdu tous ses effectifs réguliers et tous ses cadres à Sedan, puis à Metz. Tout est là, tout vient de là, la Prusse était prête, la France ne l’était pas[1]. — Non, dit un autre, qui a eu le douloureux mérite de pressentir nos désastres bien avant la guerre, dès 1867, non, dit le général Trochu, cela ne suffit pas pour tout expliquer. La France a été la victime d’une catastrophe qui se préparait depuis longtemps. Elle a subi le sort de tous les peuples qui ont une éclatante légende et qui « périssent par leur légende. » La France a péri pour s’être enivrée de sa légende napoléonienne, pour avoir vécu d’illusions et d’infatuations, en se répétant à elle-même qu’elle était la grande nation, qu’elle avait toujours les premiers soldats du monde, et en négligeant tout ce qui pouvait la maintenir à son rang par la vigueur rajeunie des institutions, par une sève incessamment renouvelée. Les révolutions par leurs influences, les gouvernemens eux-mêmes par leurs captations ou par leurs faux systèmes ont aidé à la décadence croissante de l’esprit militaire. On n’a plus connu ces grands mobiles, ces fortes vertus qui font les armées, l’abnégation, le dévoûment, le travail, la discipline. On s’est livré aux habitudes frivoles, aux calculs tout personnels, aux préoccupations de l’avancement et des distinctions. Il y avait toujours des soldats, des chefs vaillans, l’armée n’existait plus avec ses qualités nécessaires de cohésion, d’émulation virile, d’instruction sérieuse et de solidité. — Non, non, ce n’est point encore cela, diront bien d’autres. La France a dû ses désastres à des raisons plus générales et plus profondes, à la confusion de toutes les idées, à l’invasion de tous les instincts matérialistes et amollissans de bien-être et de jouissance, à ce cosmopolitisme énervant qui éteint dans l’âme d’un peuple jusqu’au sentiment de la patrie.

Ainsi on va à la recherche des explications, et toutes ces causes qu’on se plaît à énumérer ne s’excluent pas, elles se complètent comme pour former la philosophie amère de nos malheurs. Elles agissent ensemble ou partiellement selon les circonstances dans cette sanglante crise nationale qui d’un seul coup a dépassé les grandes invasions de 1814 et de 1815. La question est maintenant de serrer de plus près ce drame à la fois militaire et politique de 1870, qui six mois durant semble échapper à toute direction, où tant se mêle et se confond, la révolution et la guerre, le patriotisme et l’esprit d’aventure, les inspirations les plus généreuses et les passions les plus meurtrières ou les plus bruyantes. Ces

  1. Discours de M. Thiers, séance de l’assemblée nationale du 9 juin 1872.