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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/29

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LETTRES D’UN MARIN.

monde. Personne ne voit luire à l’horizon la moindre étoile. Pourtant il faudra bien que quelque ordre social sorte de tout cela. En ne vivant qu’au jour le jour, voici déjà deux grands points de gagnés : le choléra est en fuite et la république démocratique et sociale en échec. Jouissez à la hâte de vos beaux ombrages de Chanday, du calme et du silence de vos bois ; fermez votre porte aux échos de Paris, aux hurlemens des passions haineuses qui grondent autour de nous. Laissez-vous aller à l’espérance, mais surtout humez à pleins poumons l’air frais et parfumé de vos prairies, car dès votre arrivée ici vous retomberez dans un tourbillon de désolation.

Le 18. — J’ai été dérangé par des visites qui m’ont empêché de terminer ma lettre. — Aujourd’hui les fronts sont moins sombres ; les nouvelles des provinces sont satisfaisantes, et l’on se livre immédiatement aux plus beaux rêves d’ordre public. Quel peuple que celui-ci ! il est comme son ciel. Dans la même journée, il voit des aspects sombres, des tempêtes et puis un soleil radieux. Pas la moindre stabilité dans tous ces esprits ! Hier la république sociale criait aux armes contre la constitution, aujourd’hui on dit que les réactionnaires vont renverser la république. C’est fatigant de vivre au milieu de toutes ces fluctuations. Il y a pourtant quelque chose qui me rassure : la jeunesse n’a pas la moindre appréhension de l’avenir. Le jeune de Caux déclare qu’on ne s’est jamais tant amusé que depuis la révolution de février. Il est fort occupé à manger son oncle ; absolument comme il l’eût fait autrefois. Il faut conclure de tout cela que nos terreurs sont imaginaires, que les nuages dont nous voyons le monde enveloppé n’existent que dans notre tête.

L’affaire du 13 juin a balayé les rues des blouses qui les encombraient. C’était devenu presque intolérable. Dans les jours qui ont précédé cette démonstration, on ne pouvait plus s’aventurer sur la voie publique sans être coudoyé, heurté et presque menacé par des groupes de gens de fort mauvaise mine ; maintenant tout ce monde a disparu. On ne peut guère comparer ces êtres qui s’en allaient rôdant sur les boulevards et aux abords de l’assemblée qu’à des oiseaux de proie qui flairent une charogne ; la majorité a donné signe de vie ; elle leur a prouvé par la main de Changarnier qu’elle n’était pas encore réduite à l’état de cadavre, et les oiseaux de proie se sont envolés. Du choléra, il n’en est plus question que comme d’un orage passé ; je n’en entends plus parler. Il me semble seulement qu’on rencontre par la ville plus de vêtemens noirs que de coutume. Dans le peuple, personne ne veut plus avoir été rouge ; tous ceux qui se partageaient les propriétés des riches sont d’une humilité, d’une cajolerie dont rien n’approche. Pas un ne veut avoir fait partie de la colonne insurrectionnelle ; ils ont oublié leurs menaces