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mann prenait celui de worthalter, c’est-à-dire ministre de la parole, qualification qu’on donnait alors aux bourgmestres en certaines villes libres de l’empire. Knipperdollinck, qui s’était aussi mêlé de prophétiser, eut la charge de statthalter (lieutenant). Jean de Leyde était enfin arrivé au comble de ses désirs, et il donna toutes les marques de l’ivresse dans laquelle le jetait sa soudaine élévation. Il se montrait en public le cou ceint d’une chaîne d’or d’où pendait un globe du même métal, percé de deux épées, emblème de la souveraineté universelle, car c’était comme roi de la terre qu’il avait été acclamé par ses sujets imbéciles, à l’instigation de Dusentschuer. Il s’intitulait : « Jean, le roi juste dans le nouveau temple. » Il rendait des décrets où il était dit qu’en lui résidait la royauté annoncée par le Christ. Il fit battre monnaie en son nom; il s’entoura d’une pompe ridicule. Il marchait environné d’un cortège de serviteurs portant une livrée verte. Trois fois la semaine, il se rendait sur la place du marché, et là, une couronne sur la tête, il rendait la justice du haut d’un trône qu’il appelait le trône de David, et au plus bas degré duquel se tenait Knipperdollinck, l’épée à la main. Il se montrait dans les rues, suivi de deux pages, l’un portant l’Ancien-Testament et l’autre une épée. Chacun devait alors se précipiter à genoux sur son chemin. Ce faste grotesque n’était pourtant pas sans provoquer les railleries de quelques-uns; des huées saluèrent plus d’une fois son passage. Il lançait alors l’anathème contre les impies, et, comme Knipperdollinck tenait en main ses foudres, les railleurs reprenaient bien vite leur sérieux. Pourtant ce fanatique lui-même ne put maîtriser un jour l’impatience que lui causait la folle arrogance de son maître; il l’apostropha en termes assez durs. La brouille se mit entre les deux insensés; mais Bockelsohn parvint à reprendre son ascendant sur un homme dont il ménageait la popularité; le statthalter implora le pardon, et l’obtint. Au reste, ce misérable ne le cédait guère au tailleur devenu roi en fait d’extravagances. C’est lui qui faisait exécuter devant Bockelsohn, assis sur son trône, par des chœurs de fidèles des danses où la licence s’associait à la bouffonnerie. Parfois il précédait à cheval le cortège royal, et un jour, comme la foule s’amassait sur la place du marché, il lança sur elle son coursier en soufflant de sa bouche, afin, disait-il, de communiquer à tous l’Esprit-Saint dont il était possédé.

Les fêtes religieuses que les sectaires célébraient au milieu d’un tel dévergondage ne pouvaient manquer de dégénérer en de véritables saturnales. Tel fut le caractère de la cène solennelle à laquelle prirent part tous les habitans de la ville. On eût dit un de ces banquets en plein air qui eurent lieu à Paris pendant la terreur. Bockelsohn et Divara, son épouse favorite, y parurent entourés des