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votre compte au premier moment de ma disgrâce. J’aurais voulu, pour éviter les jugemens téméraires, que les circonstances qui l’ont précédée eussent pu l’annoncer au public ; au reste, nous nous sommes donné réciproquement les plus grandes marques de confiance et d’amitié, nous ne saurions donc nous soupçonner l’un l’autre sans une grande témérité. Je ne juge pas comme le peuple, et je n’ai jamais soupçonné mes amis. Il faut que, puisqu’ils n’ont pu empêcher ma disgrâce, il ne leur ait pas été permis de s’y opposer. Les instances que j’ai faites pour vous remettre ma place m’ont perdu. J’ai prouvé par là, d’une manière bien funeste pour moi, la confiance que j’avais en vous. Je vous remercie des nouvelles marques d’amitié et d’intérêt que vous voulez bien me donner. »

Nous l’avons déjà dit, et cette correspondance entière en fournit la preuve : il y avait dans Bernis, sous les dehors du courtisan, un fonds de sagesse et de probité, mais il lui manquait les vertus et les talens de la vie publique. La grandeur fait défaut à son caractère. On a pu juger, par nos citations, du style de ses lettres ; ce langage facile et prolixe porte la marque d’un esprit assez peu élevé et sans énergie. Bernis n’a d’imagination que dans la plainte, toutes ses vivacités lui viennent d’un seul sentiment, la peur. Les expressions triviales, fort à la mode parmi les grands seigneurs du xviiie siècle, sont fréquentes sous sa plume. Il dira d’une princesse : « L’infante fait fort bien, elle ne se laisse pas mettre le grappin. » Qu’il parle de guerre ou de politique, c’est avec le même sans-façon : Si nous traitons ric à ric, écrit-il à Choiseul à propos des chicanes autrichiennes, si nous tirons au court bâton, tout sera perdu avec le plus beau jeu du monde… Pourvu que M. le maréchal de Richelieu et son armée ne se laisse pas écaniller. » Paroles, actions et sentimens, tout est à l’unisson. Voici encore un trait qui ne rehausse guère le personnage. Bernis, en résignant le pouvoir, a trop de souci de la question d’argent. Sa lettre du 12 octobre à Mme  de Pompadour nous met au courant de ses affaires personnelles et de ses exigences. « En quittant mon département, je quitte 60 000 livres de rente. J’ai remis ma place de conseiller d’état. Voici ce qui me reste : Saint-Médard, qui rapporte 30 000 livres net, Trois-Fontaines, qui m’en rapporte 50 000 net, mais dont je ne toucherai les revenus que dans un an ; La Charité, 16 000. Le roi sait que la portion congrue d’un cardinal est de 50 000 écus de rente. Ainsi il s’en faudra de 50 000 livres au moins que j’aie ce qui est nécessaire pour soutenir la dignité de mon état. Une abbaye régulière, sans rien coûter au roi, me donnera de quoi vivre selon mon état. En attendant, je dois 200 000 livres à M. de Montmartel, et je vais lui en devoir 300 000 pour la dépense que va m’occasion-