tour l’obligeait à de fréquentes absences. En sa qualité de vieux soldat, le brigadier était ponctuel. À midi sonnant, il arrivait de la montagne. La provende donnée à son cheval, il rentrait au logis, s’arrêtait sur le seuil de la porte, saluait militairement et se mettait à table. Cela fait, si je ne lui adressais pas la parole, il ne desserrait d’ordinaire les dents que pour manger. Je réussis quelquefois à l’amuser en lui contant des farces de régiment ; jamais je ne parvins à le faire sourire. Le repas terminé et sa pipe fumée, Trickball remontait en selle pour ne revenir que tard dans la nuit. Cet être étrange m’attirait, tout en lui piquait ma curiosité. J’espérais qu’une circonstance fortuite me ferait découvrir le secret de cette vie taciturne, la pensée intime dont ce front chargé de soucis trahissait l’existence. On va voir si j’avais tort de compter sur le hasard.
Un soir, par extraordinaire, Trickball, ayant un rapport à rédiger, resta chez lui. Son travail fini, il s’assit sur un fagot, alluma sa pipe, et, posant ses coudes sur ses genoux, il prit sa tête entre ses mains et se mit à faire des ronds de fumée. De temps en temps, il arrachait de la bourrée une poignée de branches qu’il jetait dans le foyer pour entretenir la flambée, à la clarté de laquelle je lisais à haute voix la gazette de la ville voisine.
— Brigadier ! m’écriai-je, voici qui vous intéresse, vous et votre escouade ; écoutez : les autorités signalent l’apparition dans notre canton d’un malfaiteur de la pire espèce qui, à en croire les rumeurs de nos communes, serait le fameux Francesco Sev…
Je n’achevai pas, car la flamme qui m’éclairait vacilla tout à coup et s’éteignit. Au même instant, un bruit sec frappa mes oreilles, et la pipe de Trickball, brisée en trois morceaux, roula sur les dalles. Je levai la tête et demeurai stupéfait. Le brigadier était debout et fixait sur moi un regard farouche. J’avais lu d’un ton sardonique ce récit de journal, dont chaque mot semblait inventé à plaisir par quelque faiseur de romans. — Croit-il que je me sois moqué de lui ? fut ma première pensée, et je voulus parler ; mais à l’aspect de cette figure subitement décomposée je restai interdit. Trickball fit un pas vers moi. Ses yeux avaient une expression sinistre, son visage était pourpre ; à la lueur ardente du brasier, il me parut couleur de sang. Trickball approcha, et, me saisissant par le bras avec tant de violence que je sentis ses doigts s’imprimer dans la chair : — Francesco Sevilla ! cria-t-il, vous avez vu Francesco ? Où,… quand ?.. Mais répondez donc !
De mon bras libre, j’essayais de repousser le brigadier, quand soudain ses jambes fléchirent ; il recula précipitamment jusqu’à la cloison, contre laquelle il s’appuya en faisant le geste d’un homme