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Byron à faire d’elle sa maîtresse. Les grands libertins ont des raffinemens psychologiques, et, quand leur âme trouve enfin à qui parler, un tel besoin d’estime envers l’objet qu’ils chérissent les saisit, que leurs sens se taisent aussitôt. Il se peut qu’en Angleterre on pense autrement, mais j’ose avancer ici que Byron cette fois aima trop son amour pour y céder.

D’ailleurs la santé du poète se comportait de mal en pis; au désordre moral répondait l’ébranlement physique; son organisme ne fonctionnait plus que par secousses, par crises nerveuses. La lettre suivante écrite à Murray indique un état spasmodique très prononcé. « Bologne, 12 août 1819. Je ne sais comment faire pour répondre aujourd’hui à votre lettre, car je ne me sens vraiment pas bien. Je suis allé voir hier la Mirrha d’Alfieri, et le dernier acte m’a donné presque des convulsions. Vous remarquerez que je ne parle point ici d’un de ces mouvemens hystériques tels que les femmes en ressentent, mais que j’entends une lutte à mort avec les sanglots qui m’étouffaient, avec une angoisse, une épouvante, dont rarement une œuvre poétique fut pour moi l’occasion. C’est la seconde fois de ma vie qu’il m’arrive d’être remué de la sorte par quelque chose qui n’est pas la réalité même. La première impression de ce genre me vint de Kean lorsque je le vis jouer sir Giles Overreach. Pour comble d’infortune, la personne dans la loge de qui j’étais tomba dans le même état, plutôt par terreur de ma suffocation, je suppose, que par toute autre espèce de motif ayant rapport avec ce qui se passait sur la scène. Bref, j’ai été mal à mon aise, elle a été mal à son aise, et ce matin nous sommes tous les deux entrepris et dans une de ces dispositions tragiques où l’usage des sels d’Angleterre est recommandé. » Les mémoires de la comtesse Guiccioli racontent que lord Byron, à la suite de cet accès, fondit en larmes et quitta le théâtre. L’actrice qui représentait Mirrha ce fameux soir était, paraît-il, si admirable, qu’en dépit de l’horrible passion dont elle subit les tourmens, a on ne ressentait pour elle qu’une miséricordieuse sympathie. » L’ébranlement chronique s’aggravant, bientôt ces crises se succédèrent à de très fréquens intervalles. A Ravenne, une autre tragédie du même Alfieri provoqua le même accident. Thomas Moore part de là pour établir un parallèle entre le poète de Mirrha et le chantre d’Harold; l’auteur de la Jeunesse de lord Byron se plaît à revenir sur ce discours. « Quand on lit les mémoires d’Alfieri, écrit-il, on est frappé des traits de ressemblance entre le jeune seigneur italien et le jeune lord. Cette même éducation négligée et dure, cet isolement à l’entrée dans la vie, ce mélange d’impétuosité et d’indolence, cette haine de la tyrannie, cette hauteur aristocratique unie à des opinions libérales et républicaines, il n’est pas jusqu’à ce goût