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les chasser. Si l’on faisait faire un seul exorcisme dans la cour des agitées de Sainte-Anne ou de la Salpêtrière, toutes les folles qui en auraient été témoins seraient possédées le lendemain. Des divers genres de folie, la démonomanie est celui qui se provoque et se propage le plus facilement par l’exemple.

Fernel est un savant de premier ordre, ses livres de médecine sont ingénieux, son calcul déterminant la grandeur de la terre le fait immortel ; Bodin fat un grand jurisconsulte : ni l’un ni l’autre ne sont plus sages qu’Ambroise Paré. Dans les hallucinés de sorcellerie, loin de reconnaître des malades, ils ne voient que des coupables indignes d’indulgence et qui tous, sans distinction, méritent le dernier supplice. Ces hommes si sagaces, si instruits, semblent ignorer que dès le XIIIe siècle Bacon a formulé le principe de la méthode expérimentale en disant : non fingendum, non excogitandum, sed inveniendum quid natura faciat, aut ferat. Bodin est convaincu jusqu’à la fureur; son livre de la Démonomanie des sorciers est l’œuvre d’un exaspéré. Après des autorités si imposantes, nul n’est plus à citer; on dirait que toute vérité a été close, emmurée aussi dans l’in pace où mourut Édelin. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans la petite Lorraine, un juge se vante d’avoir brûlé 800 sorcières en seize ans, et si, dans la seule ville de Genève, on en brûla 500 en trois mois. Il y a un mot cruel à dire, mais qui n’est que trop juste : c’était la mode.

Ce fut de Westphalie que vint la première lueur, du petit pays de Clèves. Un médecin nommé Wier[1] prit toutes ces superstitions corps à corps, et fut en réalité l’ancêtre fondateur de la pathologie mentale. Il savait sur quel terrain il marchait et à quelle forte partie il pouvait avoir affaire; aussi, procédant avec une extrême prudence, il débute par faire la part belle aux opinions du temps. Il divise les démons en catégories distinctes, définies, suppute leur nombre et l’évalue à plusieurs millions. S’étant mis à l’abri par l’orthodoxie de cette démonstration scientifique, il entre en matière et déclare que, puisque le diable est coupable, c’est lui qu’il faut punir. Quant aux sorcières, aux possédés, ce sont des malades, il vaut mieux les guérir que les brûler. Il a vécu avec les fous, ceci n’est point douteux, il les a étudiés attentivement, et la plupart de ses observations sont tellement précises que la science actuelle n’aurait rien à y reprendre. On accuse le diable d’introduire magiquement dans l’estomac de ses adeptes des fragmens de fer, des os, des cailloux, — il prouve que les aliénés ont parfois une invincible tendance à avaler tout ce qu’ils rencontrent, surtout les

  1. Ses œuvres complètes ont été imprimées à Amsterdam en 1560.