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d’une impulsion irrésistible, ne puisse devenir un danger public. Chaque jour, les journaux racontent, en blâmant l’autorité de son défaut de vigilance, les malheurs causés par des aliénés qu’on croyait inoffensifs ou guéris. Les plus habiles, les plus savans peuvent s’y laisser prendre, à plus forte raison les ignorans, qui sont nombreux en pareille matière.

Pinel rapporte « l’observation » d’un maniaque enfermé à Bicêtre; des mandataires d’une section voisine vinrent, pendant la révolution, faire une perquisition dans les salles réservées aux aliénés; le malade interrogé par eux leur parut jouir de la plénitude de ses facultés, on le prit pour une victime du « pouvoir liberticide, » et on l’emporta en triomphe pour le rendre à la vie commune. A peine cet homme raisonnable avait-il dépassé la porte de l’hospice, qu’il s’empara d’un sabre, tomba sur ses libérateurs et en éventra quelques-uns. C’était d’habitude un fou très calme ; le passage sans transition d’un mode de vivre à un autre avait suffi pour déterminer chez lui un accès furieux.

Récemment un fait moins grave s’est passé dans un de nos asiles municipaux : un fou était si tranquille, si aimable, de si bonne compagnie, qu’il jouissait d’une liberté relative considérable; il se promenait dans tout l’établissement sans contrainte, et allait fort souvent chez le directeur, qui aimait à causer avec lui. Un soir, dans le salon de la direction, une glace énorme placée au-dessus d’une cheminée se détacha tout à coup de la muraille et tomba, — fort heureusement il n’y avait personne près du foyer. — Après enquête faite, on eut la preuve que la glace avait été descellée, inclinée légèrement sur le marbre par le fou paisible, qui guettait en riant l’effet que produirait sa « bonne plaisanterie. » Je cite ces deux épisodes, et je pourrais sans peine en citer des milliers de cette nature.

On a fait grand bruit autour de certains procès dont le souvenir est dans toutes les mémoires; on sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur ces prétendues séquestrations arbitraires : l’opinion publique et les tribunaux en ont fait justice; mais il faut bien savoir que les preuves d’intelligence données par un individu ne démontrent nullement qu’il n’ait été, qu’il ne soit fou. On peut écrire un mémoire, faire un plaidoyer remarquable, accumuler avec une habileté consommée toute sorte d’argumens en faveur de sa capacité mentale, adresser des pétitions aux autorités législatives, et n’en avoir pas moins été un malade dont l’état pathologique a exigé impérieusement un séjour plus ou moins long dans un asile. On peut être un écrivain de beaucoup de talent et n’avoir aucun équilibre dans la raison ; on peut passer par trois formes successives d’alié-