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voyageurs. Dans l’île des Macréons, peuplée par les beaux génies et les hommes célèbres de l’antiquité, l’expédition se réconforte et se ravitaille, mais n’y reste pas, non plus que dans celle des Tapinois, où règne Quaresme-prenant, le moyen âge monastique et ascétique, grand ennemi des Andouilles : celles-ci pèchent par un naturel trop soupçonneux, ce qui fait qu’elles prennent pour des ennemis ceux qui ne leur veulent que du bien. Il y a là, si je ne me trompe, une allusion très nette à la disposition défiante de nombreux protestans contemporains de l’auteur. Pantagruel parlemente et fait la paix avec leur reine, puis il touche à l’île où le peuple ne se nourrit que de vent et tourne à tous les souffles de l’air, aux îles des Papefigues et des Papimanes, où l’on peut reconnaître ceux qui dénigrent et ceux qui adorent la papauté, à l’île de Chaneph ou d’hypocrisie, à celle des Ganabins ou des menteurs, à l’île Sonnante, où toute la hiérarchie ecclésiastique, du pape aux simples clercs, est l’objet d’une impitoyable raillerie. Il y a encore bien d’autres îles, parmi lesquelles nous citerons celle des Chats-Fourrés ou de Grippeminaud, où l’auteur flagelle la tyrannie fiscale, une autre de ses plus fortes antipathies, l’île des Ferremens, où il développe d’une curieuse manière l’argument des causes finales, le royaume de la Quintessence ou de la métaphysique, dont les habitans passent leur vie à chercher l’impossible, enfin l’île des Fredons, où Rabelais a condensé toute la passion qui l’animait contre les ordres monastiques. C’est l’île des Lanternes ou des lumières qui marque la dernière étape avant d’arriver à l’oracle, et c’est grâce à une bienveillante lanterne que les pèlerins entrent enfin dans le sanctuaire.

Il nous semble que l’intention de Rabelais se révèle clairement, si du moins, sans s’arrêter aux anecdotes, aux digressions, aux arabesques où se complaît son imagination vagabonde, on suit du regard la ligne continue de sa pensée. Par conséquent on attend avec impatience le mot, le grand mot, qu’on est venu chercher de si loin. La Dive Bouteille a parlé, et la première impression, c’est que l’auteur s’est peut-être bien moqué de ses lecteurs. « Bois, » dit l’oracle en allemand, c’est-à-dire bois à l’allemande, bois à plein verre, sur quoi Panurge, frère Jean, Pantagruel, tous saisis d’une mystérieuse ivresse, se mettent à rimer, à vaticiner, à prophétiser chacun selon sa nature noble ou basse. De solution proprement dite, on n’en voit pas. Qu’on y regarde pourtant à deux fois. C’est là surtout que Rabelais a enveloppé sa pensée d’un triple voile. Fidèle à sa méthode constante, il a renfermé « sa doctrine absconse » sous des formes grotesques et même fort grossières. Si l’on n’est pas trop découragé par les sottises que débitent à l’envi Panurge et frère Jean, on devra remarquer deux passages qui nous