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dence n’a cessé de veiller sur lui du berceau à la tombe. Ces premières impressions, à la fois douces et religieuses, déposèrent dans l’âme de l’enfant un fonds de piété qui devait très bien s’allier avec sa nature tendre et sérieuse. Tibulle sera pieux, superstitieux même, comme un vieux paysan du Latium. S’il voit en un champ une poutre isolée, une borne antique dans un carrefour, il adore[1]. Chaque année, il ne manque pas de purifier ses bergers et d’asperger de lait le simulacre de la bonne déesse Palès, patronne des troupeaux. Tous les dieux ont leur part des fruits nouveaux de l’année : il la leur offre dans les vases d’argile de ses pères. Lui-même en de blancs vêtemens, le front couronné de myrte, et tenant dans ses mains la corbeille sacrée, il suit la victime qu’il va immoler. Quant aux lares, il sait qu’on les apaise avec une grappe de raisin ou une couronne d’épis placée sur leur chevelure vénérée. Un vœu a-t-il été exaucé, ces divinités amies se contentent de quelques gâteaux et d’un rayon de miel qu’une petite fille, — la sœur du poète, j’imagine, — leur apporte dans la rustique chapelle. Le culte officiel de Rome, avec ses pompes et ses cérémonies, laisse Tibulle assez froid et indifférent; mais tous les vieux cultes naturalistes des ancêtres revivent avec une étrange puissance dans cette âme antique. Certes voilà un vrai descendant de ces graves Latins, de ces nobles tribus aryennes, qui, comme les Germains, adoraient dans les mystérieuses solitudes des bois et des forêts ce que leurs yeux ne voyaient point, et tenaient leurs assemblées auprès des sources et des fleuves sacrés.

Tous les ans, Tibulle venait sans doute avec sa famille passer l’hiver à Rome. Nous avons vu qu’il était né dans cette ville. Il y suivit certainement les cours des maîtres les plus célèbres du temps. A l’âge où les fils de sénateurs et de chevaliers allaient achever leurs études à Athènes, Tibulle demeura auprès des siens. Il semble bien que, moins heureux qu’Horace, le fils du digne affranchi, il descendit chez les ombres sans avoir visité la ville sainte d’Athéné. Naturellement il n’en appliqua pas moins son esprit à cette étude approfondie des modèles grecs, qui était le fond et la substance même de toute éducation libérale. Tout Romain bien élevé savait écrire et déclamer dans l’une ou l’autre langue. Il n’y avait d’autre littérature proprement dite que celle des Grecs. Les Italiens s’étaient essayés dans tous les genres, ils avaient même créé quelques œuvres admirables; mais, pour être écrite en latin, leur littérature n’en restait pas moins toute grecque d’inspiration. Pour ne pas nous écarter de l’époque de Tibulle, que l’on songe à Virgile, à Catulle, qui a non pas imité, mais traduit Sappho, — à Horace, dans les

  1. I, I, 11-12.