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en France, elle subit les idées de l’Occident ; mais il y a seulement vingt années elle ressemblait de tout point à la Mirditie. L’ancien Monténégro et la Mirditie actuelle font bien comprendre ce qu’était l’état homérique, réunion de plusieurs clans, déjà plus avancé, plus près d’une organisation régulière que le phar albanais. Le gouvernement y était celui de tous, surtout celui des vieillards ; un chef, dont l’autorité, tantôt contestée, tantôt acceptée, n’avait rien de défini, gouvernait avec les notables et avec le peuple. C’était la nécessité, non une constitution ou même la réflexion qui avait établi cet état de choses ; il ne prit quelque force que par la consécration religieuse. Les rois grecs furent puissans quand ils rattachèrent leur origine aux divinités de l’olympe, les princes de Mirditie et de la Montagne-Noire, quand ils eurent un caractère religieux. L’un était abbé mitre, l’autre évêque. De ce jour, ils tinrent leur pouvoir d’une puissance supérieure au peuple et aux circonstances. Cependant il est facile de voir que l’âge des rois fils de Jupiter et celui des princes sacerdotaux fut précédé par une époque où les chefs n’ayant aucun caractère surnaturel n’avaient pas de pouvoir solide. Ce n’est pas à dire que les rois grecs se soient rattachés par calcul à d’illustres origines. Ce fut leur puissance perpétuée durant plusieurs générations qui donna toute liberté à l’imagination populaire ; le peuple consacra lui-même ses chefs, et dès lors fut sûr de les respecter.

Le caractère des Albanais, la forme primitive des sentimens qu’ils éprouvent, des idées qu’ils conçoivent, expliquent les usages de ce peuple. Ces sentimens comme ces idées sont très peu nombreux. Il semble que l’instinct ait seul une influence sur ces hommes ; la réflexion, le raisonnement, qui permettent de s’élever à des principes généraux de conduite, leur sont inconnus. Ils cèdent au premier mouvement sans en prévoir les conséquences ; s’ils sont bons, c’est par un penchant de nature, sans croire que cette bonté leur crée des titres à la reconnaissance, sans que la bienveillance des autres à leur égard leur impose de longs souvenirs. On peut dire d’eux ce que Tacite disait des Germains : « ils reçoivent les présens sans penser qu’ils doivent en garder la mémoire, ils les donnent sans exiger en retour que vous en soyez reconnaissant[1] ; » ils donnent et ils oublient, ils reçoivent et ils oublient de même : heureux de donner, heureux de recevoir, comme des enfans qui agissent sans se rendre compte de ce qu’ils font ou de ce qu’ils éprouvent, sans que l’impression agréable laisse de trace après le court instant où cette nature simple l’a subie. C’est là un caractère commun à toutes les

  1. « Gaudens muneribus, sed nec data imputant nec datis obligantur. »