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REVUE DES DEUX MONDES.

— Tout ne passe pas ! dit le capitulant avec un beau regard lumineux… Et pourtant, ajouta-t-il un moment après en soupirant, vous avez dit vrai. Même nos sentimens s’affaiblissent ; ce qui d’abord nous a fait de la peine nous réjouit presque plus tard. C’est une triste découverte lorsqu’on se dit enfin : Ce que tu éprouves ne doit pas durer. Ai-je assez pleuré quand j’ai enterré mes parens ! Et maintenant il m’arrive de rêver que je bois de l’eau-de-vie avec mon père, et qu’il est gris… Qu’en pensez-vous ?.. Ou bien savoir d’avance que ce qui est aujourd’hui ne sera peut-être plus l’année prochaine ! Tout passe, comme ces nuages qui disparaissent au couchant, … et nos maux aussi. La volonté peut tout, mais elle ne peut rien contre la maladie et la mort. Quand le samedi, après le rapport, le sergent-major effaçait une semaine du calendrier, cela m’attristait toujours, et pourtant plus triste que la vanité de la vie et la fuite du temps est le changement qui se fait en nous-mêmes ; n’est-ce pas mourir en détail ? Tout change autour de nous : les yeux de l’enfant voient un autre monde que celui que verra l’homme fait ; comment pourrions-nous rester toujours les mêmes ? et de quel droit reprocher aux autres de changer ? Il se tut. Un moment, le silence fut complet ; puis on entendit tout au loin le tintement faible et plaintif d’une clochette. — C’est quelqu’un qui se meurt, dit le vieillard, et il se signa.

— Où avez-vous l’esprit ? s’écria Mrak ; c’est la szlachta[1] qui revient de Toulava, où ils ont encore conspiré. Attention !

Le capitulant se leva, éteignit sa pipe et la cacha dans sa botte ; ensuite il s’éloigna de quelques pas, s’arrêta, ôta son bonnet, aspira l’air frais, étendit la main. La clochette se rapprochait de plus en plus. Il remit son bonnet. — Le temps s’adoucit, dit-il, le vent a tourné. — Il revint vers le feu, saisit son fusil. — Eh bien ! mes amis, faisons notre devoir !

Tous furent debout en un clin d’œil et se groupèrent autour du capitulant avec leurs fléaux et leurs faux.

— Un traîneau ! Garde à vous ! cria Mrak, qui était à son poste.

Le tintement désolé résonnait tout près de nous, on entendait claquer le fouet du cocher et hennir les chevaux. — Halte-là ! cria la sentinelle.

— Halte-là ! répétèrent les autres, et ils arrivèrent en courant.

Le traîneau s’était arrêté. Écartant les peaux d’ours qui la couvraient, une femme vêtue d’une riche pelisse se dressa sur ses pieds. Lorsqu’elle eut soulevé la voilette de son capuchon, je pus voir qu’elle était très belle, mais horriblement pâle. Ses yeux bleus

  1. Noblesse.