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d’un ministère libéral sans Thorbecke, enfin le retour du vieux ministre à la tête d’un cabinet composé par ses soins. C’était en 1870. En 1872, l’échec du projet d’impôt sur le revenu amena une nouvelle dislocation ; Thorbecke ne devait pas y survivre. Ses forces trahissaient son ardeur au travail. Une toux opiniâtre lui enlevait le repos des nuits, et enfin le 4 juin dernier, il rendit le dernier soupir. Quatre jours après, ses funérailles furent célébrées à La Haye de la manière la plus simple, conformément à ses volontés ; mais l’affluence d’hommes appartenant à l’élite du pays et venus de toutes les parties du royaume montra combien sa perte était vivement sentie. Des comités se sont formés depuis lors dans la plupart des centres politiques et recueillent en ce moment des souscriptions destinées à lui ériger une statue monumentale. Les chambres viennent de voter une pension viagère à ses deux filles.


IV.

Cette étude ne serait pas complète, si nous n’ajoutions quelques traits de l’homme privé à l’exposé de sa carrière publique.

Thorbecke était grand, maigre, laid, mais d’une laideur plus que rachetée par une physionomie de grand caractère. Le sourire légèrement sardonique qui errait ordinairement sur sa lèvre inférieure, un peu avancée, le feu concentré de son regard, son grand front mince et bombé, vrai symbole de pensée pénétrante et de travail opiniâtre, avaient rendu depuis longtemps ses traits populaires, si l’on entend par là reconnaissables entre tous. Quant à la popularité de sa personne, elle n’alla jamais loin. Il était, excepté dans le cercle de ses amis intimes, plus craint et respecté qu’aimé. Quelque chose de sec et d’âpre repoussait aisément ceux qui ne pouvaient le connaître de près. Il aimait le pouvoir, et nous sommes loin de lui en faire un reproche ; où en serions-nous, si dans chaque pays il n’y avait pas des hommes supérieurs, assez ambitieux pour endurer toutes les fatigues, tous les ennuis des hautes positions, et persister malgré tout à diriger la politique nationale ! Mais il lui arriva quelquefois de donner prise à l’accusation d’autocratie. Son désintéressement allait jusqu’à l’austérité. Arrivé pauvre au premier rang, il est mort pauvre, ne laissant à ses enfans qu’un nom honoré de tous. Grand travailleur lui-même, il exigeait beaucoup des autres, et, comme les hommes très occupés qui savent le prix du temps, il avait le commandement bref et les procédés parfois rudes. On a pu regretter, dans l’intérêt de son parti et de sa personne, qu’il ne sût pas mettre plus d’huile dans les roues. Les