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faire une sorte de violence morale. On craignait que le verdict pût être soupçonné d’avoir été rendu par des âmes agitées et troublées sous le coup d’une émotion passagère ; il fallait feindre de parler surtout à la raison des juges, d’insister en dernier lieu sur l’intérêt de la cité qu’ils représentaient. C’est là une délicatesse, ou plutôt un raffinement que nous avons quelque peine à comprendre, mais dont témoigne l’usage constant des plaidoyers attiques depuis Antiphon jusqu’aux contemporains de Démosthène ; chez cette dernière génération d’orateurs, qui donnent à l’éloquence des formes plus amples, des mouvemens plus hardis, on voit enfin le pathétique se déployer plus librement, animer et colorer toute la péroraison. Alors même l’orateur attique a toujours soin de terminer par quelques mots froids et calmes en apparence, où il semble, après ces grands élans de passion, reprendre possession de lui-même et inviter les juges à suivre son exemple.

La loi athénienne avait déjà consacré un grand principe que l’on retrouve chez tous les peuples civilisés : dans tout débat judiciaire, public ou privé, où les rôles du demandeur et du défendeur étaient nettement accusés, elle donnait le dernier mot à la défense. Aphobos put donc encore répliquer à Démosthène ; nous ne savons ce qu’il allégua pour affaiblir l’effet de la péroraison à la fois habile et pathétique de son adversaire. En tout cas, le jury se prononça contre lui, le déclara convaincu de prévarication.

Tout n’était point fini par ce verdict ; à Athènes, où le jury connaissait de toutes les causes, civiles ou criminelles. Tout procès proprement dit, tout débat judiciaire où il y avait un accusateur et un accusé supposait un double vote. Le premier décidait si l’accusé était ou non coupable ; le second fixait la peine encourue. A Rome, le magistrat réglait à l’avance, par la rédaction de la formule, la question de droit ; le juge ou plutôt le juré unique devant lequel étaient par lui renvoyées les parties n’avait plus qu’à examiner les preuves produites des deux côtés et à trancher par sa sentence la question de fait. Le législateur moderne consacre aussi cette distinction, qui est dans la nature des choses ; mais il ne sépare point toujours d’une manière aussi nette les deux élémens, et, quand il les distingue, il intervertit l’ordre que suivait le préteur romain. Ainsi chez nous, non-seulement en matière civile, mais encore en matière correctionnelle, c’est-à-dire pour tous les délits qui n’entraînent point des peines graves, le tribunal prononce, par une seule et même sentence, sur le fait et sur le droit. En matière criminelle, il en est tout autrement : dans ce que nous appelons les assises, le fait et le droit n’ont pas les mêmes juges ; le premier est remis à la souveraine appréciation de jurés, ensuite des magistrats proportionnent le châtiment à la faute. Il n’existait