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auberges et probablement des magistrats spéciaux, sinon même un gouvernement spécial élu par eux seuls. Cette absurde théorie, qui n’était que l’organisation de la guerre sociale ou l’oppression des esclaves affranchis par leurs anciens maîtres, pouvait flatter les passions des hommes du sud, mais devait inspirer une invincible défiance aux « chers amis » de M. Greeley et de M. le sénateur Sumner. Les noirs il faut le dire, montraient partout un instinct sur de leur véritable intérêt ; ils résistaient pour la plupart aux vieilles influences qui cherchaient à les exploiter. Leurs clubs et leurs union-leagues, organisées dans tout le sud avec une stricte discipline, se donnaient le mot d’ordre de voter pour le général Grant ; il devenait évident que M. Greeley ne réussirait pas à former cette étrange coalition des anciens esclaves avec leurs anciens maîtres, qui était le seul avantage de sa candidature, et sur laquelle les conventions de Cincinnati et de Baltimore avaient si hardiment spéculé.

C’est pour arrêter cette défection inquiétante et pour rallier les bataillons serrés des nègres du sud que M. Sumner descendit dans l’arène. Il publia un très éloquent manifeste en faveur de M. Greeley ; mais, comme dans ses discours au sénat, l’exagération de ses attaques contre le général Grant affaiblissait l’autorité de sa parole. Il faisait une comparaison flamboyante entre l’intègre Greeley, né pauvre, fils de ses œuvres, vrai magistrat d’une démocratie, et l’ancien officier de l’armée fédérale, l’aristocrate Ulysse Grant, élevé à West-Point aux frais de l’état. Il faisait l’énumération solennelle des crimes commis par le président contre les noirs, et après l’avoir convaincu de tiédeur pour la race africaine, il repoussait au nom de la convention de Cincinnati l’accusation d’avoir fait le jeu des démocrates. « Comment, s’écriait-il, seraient-ce des démocrates, les hommes qui se sont rassemblés au chant d’Old John Brown, his soul is marching on ? » Ce n’étaient pas, ajoutait-il, les libéraux de Cincinnati, c’était l’ancien parti républicain qui était corrompu et dégénéré. Quant à lui, il ne voulait plus « s’attacher à la forme quand l’esprit n’y était plus, » et il restait fidèle aux paroles qu’il avait prononcées longtemps auparavant, aux époques les plus troublées de la guerre civile : « ne faisons rien par haine, rien par vengeance ! »

C’étaient là de généreuses paroles mêlées à de violentes diatribes ; mais toutes ces raisons sentimentales ne prouvaient pas qu’en abandonnant le général Grant, pour se jeter aveuglément dans l’aventure où l’on voulait les entraîner, les affranchis ne se missent pas eux-mêmes la corde au cou. C’est ce que deux abolitionistes convaincus et non moins populaires que M. Sumner, MM. Gerrit Smith et Lloyd Garrison, répondirent avec beaucoup de