Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/579

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
573
LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

protestation des vaincus aussi longtemps que durera la conquête. Tant qu’il restera, grâce à eux, un élément français sur le territoire annexé, l’annexion gardera le caractère qui lui appartient, celui d’un abus de la force consommé dans un temps qui se pique de progrès par un peuple qui se vante d’être civilisé. Aucun voyageur de bonne foi ne traversera nos provinces perdues sans en rapporter l’impression qu’on rapportait autrefois de Venise et de Milan. La dignité fière des Alsaciens et des Lorrains, leur attitude en face de l’étranger, continueront d’apprendre au monde qu’il a été possible de les conquérir, mais non de les assimiler. Plus on essaiera de les rattacher à l’Allemagne, plus ils se rattacheront d’eux-mêmes à la France. Déjà un symptôme significatif, et qui se produit partout, doit avertir les Allemands de l’inutilité de leurs efforts pour germaniser les Français. Dans la Lorraine allemande et dans les villages de l’Alsace, où les conquérans croyaient trouver plus de sympathie à cause de la communauté de la langue, on n’a jamais moins parlé allemand que depuis la conquête. C’est à qui montrera par l’usage de la langue française son dévoûment à la France et son aversion pour l’étranger. Beaucoup de gens qui entendent l’allemand affectent de ne pas le comprendre lorsque les Allemands les interrogent, afin de bien marquer leur nationalité. Notre pays recueille ici le fruit de la politique conciliante qu’il a toujours adoptée sur la frontière. N’imposant à personne l’usage exclusif du français, laissant chacun libre de se servir à son gré de l’idiome qui lui convenait le mieux, il a gagné les cœurs par sa tolérance et conquis des affections qu’il retrouve aujourd’hui. À quoi lui eût-il servi de faire violence à des habitudes inoffensives ? Ce n’est pas la langue qu’on parle, ce sont les sentimens qu’on éprouve, la reconnaissance des bienfaits reçus, le souvenir de la gloire et des malheurs partagés qui font la nationalité. La patrie que l’on aime peut parler plusieurs langues, mais tous ses enfans la comprennent ; notre histoire, celle des Suisses, ne le prouvent-elles pas jusqu’à l’évidence ? Un habitant du Tessin est-il moins Suisse qu’un habitant de Berne ou de Genève ? un Breton moins Français qu’un Provençal ou un Basque ?

Le clergé français, demeuré tout entier à son poste dans les provinces annexées, y représente un élément de résistance morale qu’il sera difficile à l’Allemagne d’affaiblir. Le prêtre, par son caractère sacré, échappe à la juridiction de l’autorité administrative. Comment enchaîner sa parole, comment lui fermer la bouche lorsqu’il parle du haut de la chaire, comment empêcher surtout que son patriotisme ne pénètre au foyer domestique sous le couvert toujours si respectable des sentimens religieux ? Lui sera-t-il interdit d’entretenir ses auditeurs de ce que la France a fait pour l’église, de