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LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

chec de leur gouvernement à la maladresse des fonctionnaires qu’on a envoyés en Alsace-Lorraine, et au choix malheureux des moyens qu’on emploie pour germaniser ces deux provinces. D’après leur propre témoignage, la première faute commise serait d’avoir exigé l’usage exclusif de la langue allemande dans les actes publics et dans les rapports officiels. Aucune mesure n’aurait paru en effet plus vexatoire, si l’on n’avait exempté de cette obligation deux cents communes lorraines où l’allemand est presque inconnu. Même restreinte aux pays où l’on parle allemand, une disposition si absolue irrite les habitans comme un signe extérieur de cette domination germanique qu’on leur impose et qu’ils n’ont point acceptée. On compare avec amertume la liberté que laissait la France aux exigences dictatoriales de l’Allemagne. Presque partout d’ailleurs, jusque dans les moindres communes, il y a des Français du centre et du midi, étrangers à l’usage de la langue allemande, que des fonctions publiques, le commerce ou le mariage ont amenés en Alsace. Croit-on que, dans six ans, lorsqu’on aura retiré aux notaires, comme l’annoncent les circulaires officielles, la faculté de rédiger leurs actes en français, toute la population annexée sera en mesure de se servir de l’allemand ? Il n’a pas été non plus d’une habile politique de débaptiser les villes françaises pour leur imposer des noms germaniques. Thionville aura beau s’appeler Diedenhofen, Hayange Hayingen, Uckange Ueckingen, Château-Salins Salzburg, les anciennes dénominations n’en restent pas moins gravées dans la mémoire des habitans ; on sera d’autant plus tenté de s’en souvenir que le vainqueur les proscrit. La meilleure manière de perpétuer un usage populaire et inoffensif n’est-elle pas de l’interdire ?

Le gouvernement prussien paraît avoir commis une faute plus grave encore en rendant le service militaire obligatoire, dès cette année, pour les Alsaciens-Lorrains. Il eût été plus politique d’accorder à ceux-ci un délai qu’avaient demandé les municipalités, et que tant de motifs conseillaient de ne point leur refuser. Quand les souvenirs de la guerre sont encore si vivans dans les provinces annexées, est-il sage de faire endosser aux vaincus d’hier l’uniforme des vainqueurs ? Les jeunes conscrits peuvent-ils oublier que l’armée où on veut les fondre s’est signalée par le bombardement de Strasbourg, que leurs futurs généraux ont couvert d’obus la petite forteresse de Neuf-Brisach, qui ne pouvait se défendre, et brûlé par trois fois le village de Peltre ? C’est trop demander à la nature humaine que de lui supposer tant de mansuétude et si peu de mémoire. Beaucoup d’Allemands du reste, oubliant le mal qu’ils nous ont fait, s’étonnent que nous en gardions le souvenir. Ils nous ten-