Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/583

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
577
LES SOUFFRANCES D’UN PAYS CONQUIS.

prussien consulté à ce sujet convenait qu’ils seraient exposés à de continuelles méprises et par suite à de mauvais traitemens. Il faut une oreille très exercée pour saisir les commandemens militaires de l’armée prussienne. Les Alsaciens les plus habitués à parler allemand n’en comprennent pas toujours le sens[1].

Heureusement les soldats annexés seront peu nombreux, si l’on en croit la statistique des conseils de révision. Dans les villes et dans la plus grande partie des villages de la Lorraine et de l’Alsace, pas un seul conscrit n’a attendu la conscription prussienne : il ne reste en général que les jeunes gens impropres au service ; tous ceux qu’une nécessité absolue n’a point retenus ont pris la fuite. Les usines d’Hayange et de Moyeuvre, qui occupent des milliers d’ouvriers, ne fourniront pas à la Prusse un seul soldat d’origine française. À Saint-Avold, il ne s’est présenté que trois conscrits, tous trois infirmes, à Sarre-Union qu’un seul homme valide ; à Metz, où la moyenne des inscriptions était autrefois de 350 jeunes gens, il n’y avait cette année que 57 inscrits, sur lesquels 51 avaient gagné la frontière française ; les 6 derniers, qui avaient répondu seuls à l’appel de l’autorité prussienne, ont tous été réformés le 30 octobre. Les Allemands publieront peut-être des chiffres différens ; ils annoncent par exemple avec affectation qu’ils viennent de recevoir à Metz 20 engagés volontaires. Rien de plus exact ; ajoutons seulement, pour l’édification du public, qu’il ne s’agit point ici d’annexés, mais de jeunes gens originaires d’Allemagne, fils de fonctionnaires ou de négocians amenés par la conquête.

Ce ne sont pas seulement les recrues de cette année qui se dérobent ainsi au service militaire, beaucoup de ceux que la conscription menaçait dans un avenir prochain n’ont pas attendu qu’elle les atteignît. Les garçons de seize et de dix-sept ans s’enfuyaient par groupes. Un d’entre eux, habitant des bords de la Nied, disait à sa mère, qui essayait de le retenir : « Si vous me retenez, je me jetterai sous le pont à l’endroit où l’eau est la plus profonde. » Un autre répondait aux instances de ses parens : « Vous pouvez me tuer, je vous pardonnerai ma mort ; mais, si vous me faites Prussien, je sens que je ne vous le pardonnerai jamais. » Généralement du reste les familles n’opposaient aucune résistance au départ des enfans, quoique ceux-ci emportassent avec eux la joie et souvent la fortune de la maison. Les mères avaient vu manœuvrer les soldats prussiens sur les places de Thionville, de Metz, de Mulhouse, de Colmar, de Strasbourg, et ne voulaient à aucun prix que leurs fils

  1. Ce serait une erreur de croire que les Alsaciens et les Allemands se comprennent toujours facilement ; il y a des différences de termes et de prononciation très marquées entre les deux idiomes.