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le froid qu’il éprouva en étudiant les mœurs de l’eider en Laponie le rendirent boiteux comme il l’avait été dans son enfance. Habitué à un grand exercice et ne pouvant plus s’y livrer, il songea qu’il n’avait plus beaucoup d’années à vivre, et s’occupa d’envoyer à divers musées les oiseaux de sa collection et une foule de notes anonymes que les savans estimèrent beaucoup sans savoir d’où elles leur venaient.

Autant la plupart des autres aiment à se produire et à faire parler d’eux, autant Clopinet aimait à se cacher. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher d’être aimé et respecté par les gens du pays, qui l’appelaient M. le baron, et se seraient jetés à la mer seulement pour lui faire plaisir. Il fut donc très heureux, occupa ses derniers. loisirs à faire d’excellens dessins qui furent vendus cher et fort admirés après sa mort. Quand il se sentit près de sa fin, affaibli et comme averti, il voulut revoir la grande falaise. Il n’était pas très vieux, et sa famille n’avait pas d’inquiétude réelle sur son compte. Ses fidèles amis, le pharmacien et le curé, étaient beaucoup plus âgés que lui, mais ils étaient encore verts, et ils lui offrirent de l’accompagner. Il les remercia en priant qu’on le laissât seul. Il promettait de ne pas aller loin sur la plage, on connaissait son goût pour la solitude, on ne voulut pas le gêner.

Le soir venu, comme il ne rentrait pas, ses frères, ses neveux et ses amis s’inquiétèrent. Ils partirent avec des torches, le curé et le pharmacien suivirent François du mieux qu’ils purent. On chercha toute la nuit, on explora la côte tout le lendemain, et on s’informa tous les jours suivans. Les dunes furent muettes, la mer ne rejeta aucun cadavre. Une vieille femme qui péchait des crevettes sur la grève au lever du jour assura qu’elle avait vu passer un grand oiseau de mer dont elle n’avait jamais vu le pareil auparavant, et qu’en rasant presque sa coiffure, cet oiseau étrange lui avait crié avec la voix de M. le baron : — Adieu, bonnes gens ! ne soyez point en peine de moi, j’ai retrouvé mes ailes.

George Sand.