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perte des yeux sur la fonction chromatique de la peau. Chez le turbot, où la même pétulance ne vient pas troubler les résultats, l’effet est immédiat : l’animal, ne voyant plus la couleur du milieu environnant, ne change plus : qu’on le mette sur le sable le plus blanc ou sur un fond artificiellement noirci, il garde pendant des semaines une nuance intermédiaire aux tons extrêmes qu’il prenait avant d’être aveuglé. Cette expérience décisive suffit à démontrer que le point de départ des changemens de coloration est bien en effet le cerveau. Celui-ci est influencé par la vue des objets extérieurs, et influence à son tour le pigment, le faisant se dilater ou se contracter comme il convient pour que la couleur de la peau de l’animal soit aussi exactement que possible à la valeur du fond.

Quant à la voie qui relie le cerveau aux organes du pigment, ce sont les nerfs, chez lesquels cette fonction nouvelle n’avait point encore été soupçonnée. En coupant un nerf, on paralyse le pigment de la région de la peau desservie par ce nerf, comme on isole un muscle par la section du nerf qui s’y rend. Si l’on a soin de choisir pour cette opération un turbot foncé et qu’on le jette ensuite dans une vasque sablée, il pâlit de tout le corps, excepté de la région qui ne reçoit plus l’influence cérébrale. Les nerfs ont chez les poissons pleuronectes une distribution extrêmement simple et régulière ; ils accompagnent chaque arête. Si l’on coupe, dans les circonstances que nous venons de dire, deux ou trois de ces nerfs vers le milieu du corps du turbot, on dessine sur sa peau une bande noire transversale répondant au trajet de ces nerfs ; si l’on sectionne le nerf qui anime la face, le turbot pâlissant sur le sable garde un masque noir du plus singulier effet.

Et ce n’est pas là une apparence passagère que surprend l’attention du physiologiste dans les courts momens d’une expérience. Ces masques, ces bandes dont on zèbre à volonté le dos de l’animal, persistent un temps très long, plusieurs semaines au moins, et l’on a pu même du bord des bassins, à Concarneau, reconnaître des poissons qui avaient de ces paralysies de la couleur par suite de maladie ou d’accident. On avait remarqué un gros turbot dont la tête n’était point comme le reste du corps au ton du fond du vivier. On pouvait deviner une affection du nerf qui se répand sous la peau de la face ? le diagnostic était certain, et on ne crut pas même utile d’examiner de près ce malade d’un nouveau genre. Il mourut au bout de quelques jours, et on constata qu’il avait reçu en effet une blessure déjà ancienne à l’endroit même qu’un physiologiste eût choisi pour couper le nerf en question. C’était la démonstration pathologique de l’influence des nerfs sur la dilatation et la contraction du pigment : c’est un rôle tout nouveau qu’il faut leur